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ETHNOMEDECINE

Voici deux articles écrits par des spécialistes travaillant sur des programmes de santé en Amazonie.

Représentation de la pensée chamanique shua


Médecine Traditionnelle

et Santé Interculturelle


Texte Pharmaciens Sans Frontières Equateur, 2002

Les provinces amazoniennes du Pastaza et du Morona-Santiago en Equateur se caractérisent par une très grande diversité ethnique. Shuar, Achuar, Quichua, Zaparo, Huaorani et Shiwiar, au total plus de 120.000 Indiens se trouvent dans une situation médico-sanitaire des plus déplorables. Cela est dû principalement à leur isolement géographique, à leurs faibles ressources économiques et au manque de qualité des services officiels de santé. D’autres facteurs, d’ordre socioculturel, ont aussi un incidence notable sur cette situation. En effet, malgré l’intégration progressive des peuples autochtones dans la société nationale, ces derniers maintiennent d’autres façons de concevoir la santé, la maladie et la vie en général. Ainsi, les processus d’acculturation ont une incidence non négligeable sur l’équilibre social, économique et écologique de la région entraînant par là même une détérioration des conditions de santé. A cela, nous devons ajouter que l’introduction de la médecine occidentale, bien qu’elle ait contribué à améliorer certains aspects de la santé, a aussi généré d’autres problèmes inconnus auparavant : dépendance de l’extérieur, dévalorisation du mode de vie traditionnel, croissance démographique, apparition de résistance due à la mauvaise utilisation des médicaments...
Il est fondamental de prendre conscience que le système de santé occidental est confronté à de sérieuses difficultés quant à solutionner les problèmes médico-sanitaires des populations autochtones. Car les politiques nationales de santé en Amérique du Sud ne sont pas adaptées aux réalités socioculturelles de ces peuples. Il faut dire qu’elles se refusent souvent à leur concéder un traitement spécifique en tant que groupes ethniques différenciés. Or la reconnaissance des spécificités culturelles est la base même d’une véritable politique de santé intégrale.
Les échecs dans l’amélioration de la santé des peuples autochtones pourraient se résumer de la manière suivante : ils ne comprennent pas ce que nous voulons leur communiquer et nous ne comprenons pas ce qu’ils cherchent à nous dire, c’est à dire accepter qu’il puisse exister une autre façon de concevoir la santé et la maladie. C’est donc un problème d’interculturalité auquel nous sommes confrontés.
Il y a quelques décennies seulement, le monde moderne considérait encore la médecine autochtone comme une vision du passé. Pourtant, il suffit de réviser les statistiques concernant le marché international des plantes médicinales et la prolifération des médecines alternatives pour se rendre compte que les temps changent. Tous ces nouveaux courants ont en commun les bases fondamentales de la médecine autochtone : son approche globale ou holistique de la santé intégrant les dimensions physique, mentale, et spirituelle. Il faut aussi préciser que les concepts autochtones incorporent d’autres éléments comme par exemple les dimensions sociale et environnementale, dont la médecine occidentale a pris tout récemment conscience.
La santé selon le point de vue autochtone s’évalue non seulement sur la base des incidences épidémiologiques, mais aussi en terme d’environnement sain, de ressources alimentaires locales suffisantes, d’équilibre climatique, d’harmonie familiale et sociale, de confiance dans les valeurs culturelles. Or ces éléments du système de santé autochtone ont un rôle déterminant dans le domaine de la prévention et sont ceux-là même qui se trouvent les plus détériorés actuellement. De notre point de vue, ils doivent être revitalisés en priorité de manière à promouvoir une santé indigène intégrale car ce que nous appelons la médecine traditionnelle est en fait une des composantes essentielles de ces sociétés. Notre propos est ici de trouver les formes permettant de revitaliser et de réorganiser les systèmes de santé traditionnels.

Aspects culturels de la santé autochtone

La santé est un état de normalité ou d’équilibre dynamique de l’individu avec lui-même, son entourage et son environnement pris au sens large en intégrant les esprits ou forces naturelles. Il est nécessaire pour cela de respecter et d’appliquer un ensemble de règles culturellement définies. La maladie arrive quand cet équilibre est rompu. Elle est la manifestation physique d’un point de rupture. De par leur conception du monde, les Indiens considèrent que tout traitement doit agir sur les sources de la maladie et non pas se concentrer sur les symptômes apparents. Cette attitude fait d’ailleurs penser à une phrase célèbre de Pasteur, au soir de sa vie : « Béchamp avait raison, le microbe n'est rien, le terrain est tout ».
En Amazonie Equatorienne, 60 à 75 % des maladies ont une dimension socioculturelle. Elles sont considérées comme la résultante de forces négatives intentionnellement projetées dans le cadre des relations humaines. Même s’il nous est difficile d’accepter cette version de la réalité, nous ne pouvons la rejeter d’un simple revers de la main, car elle détermine les actions et les attitudes des patients, si bien que beaucoup de traitements occidentaux n’auront pas le succès attendu. Cette dimension psychosociale de la maladie est un élément récent en Occident alors qu’elle a toujours existé dans les sociétés traditionnelles. Elle est de plus en plus étudiée et on peut penser que la médecine occidentale saura progressivement l’incorporer.
Dans les sociétés autochtones, le maintien d’une bonne santé va de pair avec la préservation des ressources naturelles. La façon correcte de se relier avec la nature fut enseignée et transmise depuis le fond des âges. Il est par exemple d’une importance extrême pour ces sociétés d’assurer le renouvellement constant du gibier en respectant certaines règles essentielles de conduite. Rompre l’équilibre naturel tant physique que spirituel attire la maladie et la souffrance. Et les systèmes étiologiques autochtones comportent de nombreux syndromes directement liés à cette notion.

La prévention dans la santé autochtone

Chez les peuples autochtones, certaines normes de comportements individuels ou sociaux garantissent le maintien d’une bonne santé. La connaissance de ces règles, leur respect rigoureux et la certitude de leur sens profond constituent un véritable système de prévention. Celle-ci s’illustre par quantité de recettes herboristes tonifiantes, émétiques ou purgatives, des jeûnes ou des diètes alimentaires, des rituels célébrant les cycles de la vie (naissance, puberté, mariage, décès), des codes sexuels, un respect ou une communication avec les espèces naturelles, une recherche de l’emplacement du foyer... Il y a aussi les rites d’initiation incluant l’absorption de plantes enthéogènes, les visions destinées à fortifier l’esprit chez les jeunes, les peintures corporelles protectrices, les actes de piété envers la nature et ses esprits. De la même manière, il nous faut inclure les éléments sociaux tels que les règles de courtoisie, d’invitation, de réciprocité et de rétribution. La disparition ou la dévalorisation de ces systèmes sociaux préventifs a conduit à une augmentation des problèmes de santé.

Des systèmes en décomposition

Au moment d’établir un diagnostic de santé dans les communautés autochtones, ces composants structurels doivent faire l’objet d’une attention toute particulière. Car le niveau de santé local dépend étroitement de leur état de fonctionnement. Si une population n’a pas un territoire sain, si la forêt ou les fleuves ne possèdent pas une capacité de production correcte, si les jardins n’ont plus une biodiversité suffisante, si les Indiens ne valorisent plus leurs règles sociales traditionnelles et entrent en conflit avec leurs voisins, il ne peut y avoir une bonne santé. Si le savoir ancestral n’est plus transmis d’une génération à une autre, si les cycles de vie ne se célèbrent plus, s’il n’y a plus quelqu’un pour veiller à l’intégrité physique et spirituelle du groupe social, pour communiquer avec les maîtres des animaux ou pour réaliser les actes propitiatoires aux éléments naturels, il ne peut y avoir une bonne santé.
Malheureusement après plusieurs siècles de persécution, nous sommes obligés de constater que les systèmes de santé traditionnels sont en grande partie altérés. L’entrée des modèles socio-économiques et des valeurs individualistes de l’Occident ont touché le coeur même des sociétés autochtones au point d’empêcher la transmission du savoir traditionnel. Les valeurs propres à ces peuples tombent dans l’oubli. Les jeunes générations n’ont plus une vision claire pour guider leur vie. Il s’est même instauré une situation d’angoisse et de grande dépendance à l’égard de l’extérieur.
L’introduction du système occidental de santé, de son côté, a été contreproductif dans la mesure où il a aggravé cette situation de dépendance et d’impuissance, parce qu’il n’a pu répondre de manière adéquate aux nécessités et aux expectatives locales. Il suffit d’écouter les priorités des fédérations indiennes en matière de santé pour réaliser que ces nécessités n’existaient pas avant la colonisation occidentale et qu’elles ne correspondent pas à la réalité propre de ces peuples.

Solutions alternatives

L’une des solutions envisagées par le système de santé occidental réside dans l’augmentation des budgets alloués afin de permettre une meilleure couverture médicale des zones autochtones. Certes ces régions marginalisées méritent un effort de la part de l’Etat, mais je crois qu’il est important de se demander si l’amélioration de la santé dépend uniquement d’un facteur financier. Car un simple accroissement de la couverture médicale sans une véritable politique de santé intégrale ne fera que renforcer la dépendance et l’acculturation des communautés locales avec pour conséquence un recul de la médecine traditionnelle et un amoindrissement de leur capacité d’autorésolution des problèmes. Il serait donc plus approprié de développer une stratégie de santé autochtone qui réponde sous forme intégrale aux véritables nécessités en s’appuyant sur la capacité des peuples autochtones à assumer leur propre contrôle sur les questions de santé. Afin d’illustrer cette proposition, nous allons présenter un exemple de terrain donnant divers éléments de réponse en vue de développer un schéma de santé intégrale adapté aux réalités sociales, culturelles, économiques et écologiques des peuples autochtones.

Un exemple de santé intégrale

Dans la zone du Transkutuku, située à trois heures de marche de l’hôpital de Taisha, la communauté Shuar de Shinkiatam avec ses 350 habitants fut choisie par la Fédération Shuar comme centre pilote de santé intégrale. La présence de l’Etat dans ce village se résume à une école et à un poste de santé occupé par un auxiliaire d’infirmerie autochtone. La situation sanitaire est relativement représentative de toute la zone Shuar en forêt primaire : dénutrition infantile (15 %), mortalité infantile (16 %),  IRA (10 %), polyparasitose chronique généralisée, paludisme....
Nous avons commencé notre travail en discutant avec la communauté des alternatives possibles pour améliorer la santé. L’une des propositions fut de revaloriser le savoir et l’utilisation des plantes médicinales. La communauté proposa de créer un jardin médicinal à côté du collège afin que ce dernier puisse en assumer l’entretien. La préparation du terrain et les semis furent réalisés par l’ensemble des villageois, l’objectif étant que ce jardin devienne à terme une sorte de pépinière permettant de propager les plantes médicinales dans tous les jardins familiaux.
La participation directe du centre éducatif a eu pour conséquence de faire redécouvrir aux élèves le savoir traditionnel en ce qui concerne les ressources thérapeutiques locales, savoir qui souvent ne se transmet plus à l’intérieur de la cellule familiale. Tant et si bien que parfois ce sont les élèves qui réapprennent à leur parents des savoirs oubliés. Le collège réalise aussi un travail de systématisation des informations sur les propriétés et les applications des plantes cultivées dans le jardin communautaire. L’objectif est de stimuler l’intérêt et les activités d’investigation pour élaborer une pharmacopée locale de qualité. De la même manière, un « Registre Communautaire des Connaissances » est en train de s’élaborer. Il pourrait être déposé à un organisme officiel de protection de la propriété intellectuelle en vue de futures négociations avec des institutions ou des entreprises à visées commerciales.
Préparation de sirop à base de plantes
                médicinales, Programme de Santé ShuaParallèlement, un groupe de femmes du village s’est lancé dans un programme d’élaboration de médecines naturelles au sein d’une petite pharmacie communautaire intégrée au poste de santé. Le personnel a reçu des cours sur la transformation des espèces médicinales cultivées dans le jardin. Les principales formes élaborées sont des teintures mères, des décoctions stabilisées dans l’alcool, des sirops, des pommades. L’auxiliaire d’infirmerie dépendant du Ministère de la Santé a été invité à participer à ce processus. Il est aujourd’hui en capacité de proposer aux patients ces remèdes naturels en tant qu’alternative thérapeutique de première intention culturellement et économiquement appropriée, pour des pathologies telles que fièvre, céphalées, nausées, toux, grippe, parasitose intestinale, mycose, blessures, brûlures, rhumatismes...
Sur le plan social, ce programme cherche aussi à mobiliser l’intérêt et la participation des agents traditionnels de santé tels que les chamans lesquels continuent à jouer un rôle psychosocial de première importance. Le village s’est réuni pour leur demander l’union des chamans afin de mieux protéger la communauté entière. L’objectif est ici de réduire les conflits sociaux, source de tension sociale et de pathologies psychosomatiques. Nous espérons que ce processus permettra de resserrer les liens entre les différents acteurs de santé ce qui conduira à une meilleure capacité de diagnostic et de traitement.
Toujours sur le plan social, les femmes sont souvent les personnes connaissant le mieux les plantes médicinales car traditionnellement elles s’occupaient des soins de santé primaire. Leur intérêt pour ce programme réside dans l’acquisition de nouvelles plantes pour leurs jardins familiaux. Certaines d’entre elles se sont portées volontaires pour élaborer des remèdes naturels. Elles souhaitent aussi se réunir pour aborder les questions de nutrition et de prévention sanitaire : culture de nouvelles plantes alimentaires, diversification des recettes culinaires, introduction de légumes verts...
Sur le plan culturel, ce programme cherche à revitaliser certains composants du système traditionnel (transmission des savoirs, rites communautaires) dans le but de réduire la prévalence de certains problèmes de santé. Citons entre autres, les initiations à la puberté (dont l’abandon conduit à la perte d’identité culturelle), les connaissances et précautions culturelles durant la grossesse, l’accouchement et la période néonatale. Ainsi, les professeurs ont pris conscience qu’ils devaient eux aussi s’investir dans la santé de leur communauté et au-delà, développer de nouveaux mécanismes d’enseignement culturellement mieux adaptés. De leur côté, les femmes ont décidé de reprendre certaines activités artisanales en voie de disparition telles que la poterie ou le tissage. Des cours et des rencontres interculturelles ont été facilités par le programme de santé intégrale. Enfin, un projet de commercialisation des remèdes naturels est en cours afin d’assurer l’approvisionnement du poste de santé en médicaments génériques.
Sur le plan environnemental, Shinkiatam, comme une grande partie du territoire Shuar, est victime d’une notable déforestation suite à l’introduction dans les années 70 de l’élevage bovin. Si cette activité agricole est devenue une source de revenu, elle a par contre entraîné la disparition du gibier et d’une manière générale une forte baisse des ressources forestières. La qualité de l’alimentation s’en est trouvée affectée. A cette situation, il faut aussi ajouter la raréfaction du poisson dans les rivières suite à l’utilisation de dynamite et à l’augmentation de la densité démographique (colonisation). Tout ceci affecte directement la santé de la communauté, car il arrive maintenant que l’on ne consomme plus de protéines pendant plusieurs jours. Au bout d’une semaine de privation, les familles Shuar décident alors de tuer une poule habituellement réservée au commerce extérieur.
La communauté devra évaluer sérieusement ces facteurs environnementaux et prendre certaines décisions pour remédier à cette situation. Il existe des possibilités de développement communautaire alternatif tels que l’usage rationnel des ressources forestières, le reboisement, l’élevage d’animaux sylvicoles, afin de revitaliser les systèmes traditionnels de santé. Dans ce domaine, gardons à l’esprit que la communauté est l’unique entité pouvant décider de son propre futur.

Le rôle des ONG

Dès le début de ce programme, nous avons pris la précaution en tant qu’ONG de bien informer la communauté que notre intention était de faciliter les processus internes de réflexion et d’action. L’ONG étant un organisme extérieur dont la présence sur le terrain ne dépassera pas quelques années, notre rôle est d’aider les Indiens à réaliser leur propre diagnostic de santé intégrale. La communauté doit parvenir à identifier elle-même les facteurs structurels qui déterminent sa situation de santé.  Le succès de ce processus réside dans la volonté de cette même communauté de s’organiser afin de changer l’état des choses en profitant de la présence d’un organisme de coopération.
Il est intéressant d’analyser les obstacles que nous avons rencontrés dans le développement de ce programme de santé intégrale. L’un d’entre eux est le manque de volonté de la communauté pour solutionner elle-même ses problèmes de santé. En effet, son état de dépendance conduit en général les Indiens à attendre de la part des Occidentaux des solutions toutes prêtes, élaborées de l’extérieur. Un autre obstacle est le manque d’accord clair avec le système gouvernemental de santé afin que les auxiliaires d’infirmerie autochtones puissent assumer un rôle plus actif dans les modèles de santé intégrale. De la même manière, il est nécessaire que les organisations indigènes se concentrent plus sur leur rôle technique que politique et élaborent des stratégies cohérentes de santé intégrale en fonction des besoins de leurs bases. Enfin, il faut plus de communication au niveau intersectoriel et interethnique afin d’unifier ou de partager les expériences en cours.

Nous espérons que ces remarques seront constructives, car notre propos était de favoriser un meilleur débat sur les programmes de santé des peuples autochtones. Nous résumons ici les conditions nécessaires à une politique de santé intégrale :
·    Reconnaissance de la spécificité des cultures autochtones
·    Revalorisation et modernisation des systèmes traditionnels de santé
·    Volonté politique des entités gouvernementales pour favoriser l’autonomie et le dialogue interculturel

A partir de ces conditions, les modèles de santé intégrale pourront se construire sur les bases suivantes :
·    Perception et réponses culturelles aux problèmes de santé
·    Investigation et auto-organisation des systèmes traditionnels de santé
·    Intégration/Articulation de deux modèles de santé par un personnel de santé autochtone spécialement formé
·    Prise en compte des facteurs économiques et environnementaux

Pour aller plus loin :
la série d'Arte "Médecines d'ailleurs" de Bernard Fontanille

Pérou - Brésil - Bolivie


serpent


Séchage de
                        la uña de gato

Approche ethnomédicale de la phytopthérapie

Jean-Patrick Costa, pharmacien spécialiste des programmes de santé en Haute-Amazonie, il travaille depuis plus de dix ans avec les Indiens Shuar, Achuar et Zaparos d'Equateur. Consultant auprès de diverses organisations indiennes, il a publié "Indiens Jivaros" (Ed. du Rocher, 1997), "L'Homme-Nature" (Ed. Sang de la Terre, 2000) et "Les Chamans" (Ed. Flammarion, collection Dominos, 2001 et Ed. Alphée, 2007).

Héritière de la conception grecque de la santé, la médecine occidentale moderne repose sur une stratégie clairement définie : la vie a pour seul support une construction matérielle sujette à des désordres de type organique ou fonctionnel que l’on peut corriger à l’aide de principes actifs (pharmakos).
Longtemps, la nature fut l’unique pourvoyeuse de médicaments. Or depuis l’avènement de la physique et de la chimie, l’homme invente chaque jour de nouvelles molécules. De sorte que le règne végétal est aujourd’hui réduit à jouer le rôle d’une “ mine d’idées biochimiques ” au service d’une approche pharmacologique de la santé. C’est pourquoi la phytothérapie exclusivement évaluée sous l’angle phytochimique apparaît à bien des égards comme étant l’ancêtre des thérapies modernes. Chaque plante est décortiquée afin d’identifier l’agent thérapeutique, lequel sera ensuite pharmacomodulé pour d’une part potentialiser son action et d’autre part être breveté.
A l’inverse des phytochimistes engagés dans une course contre la montre pour analyser les derniers savoirs ancestraux, l’approche ethnomédicale des phytothérapies traditionnelles permet précisément de rendre toutes ses lettres de noblesse à l’art de guérir par les plantes. Car il ne s’agit plus d’une manière réductionniste d’étudier les particularités de telle ou telle plante, mais bien d’évaluer de la façon la plus globale possible la conception de la santé dans différentes traditions dites primitives. Les plantes y jouent un rôle fondamental et s’insèrent dans une cosmovision qui mérite tout autant d’être étudiée. C’est ce que nous allons tenter de découvrir avec le cas de l’Amazonie et en particulier des Indiens Achuar d’Equateur.

1.    La relation de l’homme avec la nature

Toutes les traditions primordiales de la planète, bien que très différentes les unes des autres, s’articulent autour d’un concept commun et incontournable : la connivence des hommes avec la nature. Ce trait culturel que l’on pourrait prendre pour une lapalissade, revêt en réalité une importance cruciale car il conditionne une certaine vision du monde. Ainsi, alors que la culture occidentale tend à définir la nature comme l’ensemble du vivant sur terre en prenant la peine de s’en exclure, les Indiens ont le sentiment de faire partie d’un tout indissociable (le Grand Tout). En un mot, si un Indien Achuar était en mesure de comprendre le sens de notre questionnement, il répondrait volontiers : “ La nature, c’est moi ”. Mélange de narcissisme et d’holisme, cette conception du monde se résume à la proposition suivante : la nature contient l’homme et l’homme renferme l’univers.
Pour mieux comprendre l’influence d’une telle disposition d’esprit, il convient de rappeler que chez ces peuples, le monde est culturellement déterminé par une série de mythes créationnistes. Car à l’inverse de l’Occident moderne, celui-ci ne peut exister en dehors de l’humanité. Et même lorsqu’il est présenté comme préexistant à la naissance du premier homme, on sous-entend que ce dernier y était déjà présent sous une forme différente. “ Etre avec ” est selon les Indiens le principe qui guide toute vie. Dans un monde créé de toutes pièces à l’échelle humaine, la notion de survie (vivre contre) s’estompe alors pour laisser place à l’interaction et l’interpénétration du milieu environnant avec soi-même.
Qui plus est, ce mode de pensée est renforcé par une façon spécifique d’appréhender le temps qui passe. Sociétés dites non-historiques, les peuples de tradition orale considèrent passé et futur comme totalement illusoires. Loin d’être amnésiques, ils sont persuadés que l’essentiel de la vie se joue dans l’instant présent. Ici et maintenant, telle est la véritable dimension dans laquelle il faut se placer pour mieux ressentir l’univers et ses forces en action.
Ce lien fort des Indiens avec le reste du monde s’exprime dans la vie de tous les jours : plantes et animaux sont leurs ancêtres ; pour vivre, il est nécessaire d’échanger de “ l’énergie ” avec eux ; il existe donc un équilibre ancestral à respecter au sein de l’univers.

2. Le concept de la maladie


Ce préambule sur la conception indienne du monde était indispensable dans la mesure où, comme partout ailleurs, médecine et tradition forment un tout cohérent. La maladie n’y est pas envisagée comme le simple dérèglement d’une mécanique vivante, mais comme une perturbation de “ l’être avec ”. On pourrait dire à ce sujet qui si l’acte thérapeutique consiste à maintenir la fragile dynamique d’un être vivant, la médecine occidentale se concentre sur le terme “ vivant ”, alors que la médecine traditionnelle s’est concentrée sur le terme “ être ”...
Fait biologique ou sentiment de l’être, personne ne pourra nier que la maladie est aussi une sensation individuelle en partie culturellement déterminée. Les maladies dites de sociétés sont là pour nous le rappeler. La peur viscérale du vieillissement comme de la mort qui caractérise notre époque en est un autre exemple puisqu’elle n’est pas du tout partagée par les peuples de la nature. Loin de négliger leur existence, ces derniers vivent dans l’imminence de la mort, sans pour autant que cela nuise au plaisir de vivre. Une telle attitude a de tout évidence une influence sur le vécu de la maladie et au delà dans sa survenue et son devenir. Ainsi retrouvera-t-on chez toutes les tribus d’Amazonie la conviction que la guérison ne peut être qu’instantanée.
Les Indiens Achuar identifient deux grands types de maladies. D’une part, les “ désagréments ” (soungour) sont perçus comme des déséquilibres voire des “ erreurs ” causés par la transgression de tabous culturels. D’autre part, les envoûtements (tunchi) correspondent à des affections dues à des flèches (forces énergétiques) ayant traversé l’âme et se fichant dans le corps. A la lumière de cette classification, on peut voir d’emblée que toute maladie est interprétée comme un défaut d’interaction entre l’individu et son environnement. De plus, les mêmes symptômes pourront être considérés indifféremment comme relevant du premier ou du second cas. Ceci montre que le vécu de la maladie prime à la fois chez le patient et pour le thérapeute, façon de nous rappeler un vieux principe que l’on a tendance à oublier : est malade celui qui dit qu’il l’est...

3. L’acte thérapeutique dans le cas des désagréments

Les désagréments sont soignés par un guérisseur (curandero) ou par un membre âgé de la famille à l’aide de préparations de plantes médicinales fraîches en macération ou décoction. Le traitement est en général très complexe : rites bien définis avant et pendant le prélèvement dans le milieu, composition faisant intervenir plusieurs parties de plantes différentes cueillies à un degré de maturation ou à un moment donné de la journée, proportion et posologie précises. Fait intéressant à signaler, la médecine traditionnelle utilise, comme au Moyen Age et en homéopathie, le principe des similitudes. Une hémorragie sera soignée par une préparation d’un rouge vif. Une douleur aiguë et lancinante sera traitée au moyen d’une décoction de plantes épineuses, etc...
L’étude scientifique de ce type de traitement pose quantité de problèmes majeurs. C’est d’abord la forte variabilité des pratiques thérapeutiques qui désoriente l’enquêteur sur le terrain. On peut alors soupçonner qu’un certain nombre de détails ne sont pas aussi déterminants qu’ils sont présentés. C’est ensuite la classification botanique des Indiens qui laisse le botaniste perplexe. En effet, les Achuar ont coutume de nommer une plante en fonction de la relation qu’ils ont avec elle. Littéralement cela donnera “ kupiniamar nupa ”, plante herbacée pour les fractures. Or, il s’avère que la même plante sur le plan botanique est appelée ailleurs “ jawa maikuia ”, plante hallucinogène pour le chien de chasse !
Enfin et surtout, le sens que les guérisseurs donnent à leurs actes thérapeutiques est radicalement différent de l’approche pharmacologique de la médecine moderne. Pour les Indiens, la guérison s’opère grâce à un échange d’énergie entre l’homme et la plante encore vivante peu de temps auparavant. Pour cela, le remède administré n’est jamais préparé à l’avance ou conservé plus d’une demi-journée. Au delà de cette période, il perd toute sa force. Beaucoup d’informateurs m’ont aussi confié que “ l’esprit ” du jardinier (dans le cas d’une plante cultivée) ou du guérisseur rendait la préparation active. L’interprétation de la maladie faite par le patient ou son entourage avant et pendant sa guérison nous conduit à une ultime remarque : l’acte thérapeutique s’accompagne toujours d’une recherche active des causes profondes de l’affection. Il s’agit de découvrir le message caché et récurrent à la maladie. Lorsque cette dernière perdure, on la justifie par un manquement grave de l’individu à l’équilibre communautaire ce qui le conduira soit à envisager l’existence d’un envoûtement ou à se lancer dans une période de purification à l’aide de certaines plantes médicinales.

4. L’acte thérapeutique dans le cas des envoûtements

Séance de soin chamanique shuarLes envoûtements sont classiquement du ressort du sorcier, encore appelé chaman. Thérapeute d’un genre particulier, ce dernier est considéré comme un homme capable d’atteindre et de réorienter les forces invisibles de la réalité non-ordinaire laquelle correspond au monde caché au delà de nos cinq sens. Pour cela, il a recours à des plantes hallucinogènes dont l’usage est très répandu en Amazonie. Tous les chamans issus pourtant de tribus différentes rapportent que sous l’effet de la transe hallucinatoire, ils parviennent à voir le patient en transparence. Cette sorte de “ lecture radiographique ” leur permet de localiser des zones opaques précises où sont enfoncées des flèches. Leur travail consiste alors à les aspirer, à les neutraliser dans la bouche puis à les rejeter dans la nature.
Une séance chamanique aussi spectaculaire soit elle, ne doit pas faire oublier ses à côtés. Tout d’abord, le chaman possède une influence psychologique et spirituelle notable sur la communauté à laquelle il appartient. De plus, il semble négliger les symptômes au profit d’une écoute attentive des rêves du patient et de son entourage, lesquels sont considérés comme une porte ouverte chaque nuit sur la réalité non-ordinaire. Enfin, tout acte thérapeutique est en général suivi des mesures d’accompagnement tels que des jeûnes, des conseils de portée socioculturelle, des préparations purgatives ou complémentaires. Autant de détails qui révèlent une approche plus globale qu’il n’y paraît au premier abord.

5. Quelques remarques à la frontière de deux médecines

5.1. L’acculturation et ses conséquences

La dépérissement actuel des traditions réduit l’efficacité des médecines traditionnelles ce qui entraîne une disparition progressive des méthodes ancestrales de guérison au profit de pratiques syncrétiques. Ainsi est-il aujourd’hui fréquent de voir apparaître des préparations médicinales associées à des médicaments ou même à prendre trois fois par jour pendant une semaine ! Ce processus est accéléré par la survenue de nouvelles maladies inconnues auparavant des Indiens (oreillon, rougeole, grippe...) produisant un report de confiance vers la médecine occidentale. De plus, la scolarisation en forêt induit une dévalorisation de la transmission orale à l’origine d’une perte certaine de l’information ancestrale.

5.2. L’énigme de la transmission orale du savoir thérapeutique
Les Indiens ne sont pas réductionnistes, encore moins objectifs et pourtant leur savoir est complexe. Sans calepin, ni notes, ni cours formels, les guérisseurs parviennent à accumuler une expérience thérapeutique considérable. Certes, l’apprentissage auprès d’un ancien permet d’acquérir une “ disposition d’esprit ” puis un savoir-faire, mais il ne semble pas la composante primordiale de l’expérience. Car les enquêtes sur le terrain montrent que tous les guérisseurs ont fréquemment recours à l’intuition. Ils disent notamment se laisser guider dans leurs diagnostics par leurs sensations... sans autre forme d’explications. D’autres rapportent qu’il leur arrive souvent de changer une plante par une autre dans leurs préparations. Beaucoup m’ont confié qu’il fallait ingérer la plante pour connaître son savoir...
Face au mystère de la transmission orale du savoir, certains ethnologues dont Jeremy Narby ont proposé la théorie suivante : l’information est directement accessible dans la réalité non-ordinaire, dimension que l’on peut atteindre sous l’effet de certaines plantes hallucinogènes produisant une modification de la conscience. Sa thèse est d’autant plus intéressante depuis que l’on soupçonne l’ADN d’émettre des séquences vibratoires. Ce qui a fait dire à Jeremy Narby que les visions chamaniques très fréquentes de serpents enroulés avaient peut-être une corrélation avec l’information génétique...

5.3. Le problème de la transposition du savoir traditionnel en Occident
L’enjeu biologique et génétique de l’Amazonie reconnue pour son exceptionnelle biodiversité est une pression de plus que les Indiens ont à subir depuis peu. Face aux milliards de schémas moléculaires contenus dans la plus grande forêt du monde, deux stratégies d’investigation s’opposent, l’une privilégiant le screening phytochimique systématique pour une maladie donnée, l’autre s’orientant vers une analyse chimique du savoir traditionnel. Ces deux démarches inverses conduiront sans nul doute à la découverte de nouveaux médicaments.
Ceci étant, l’approche ethnomédicale de la phytothérapie traditionnelle révèle aussi une autre façon de penser la médecine à l’intérieur d’une trame plus globale faisant notamment intervenir les relations patient-thérapeute et homme-plante. Laissant une large place au vécu de la maladie, cette médecine-là est à l’écoute du patient, tout en favorisant une démarche active pour sa guérison. Proche parfois de la psychothérapie, elle pourrait bien potentialiser l’effet placebo à des niveaux jamais atteints par la médecine moderne. Enfin et surtout, lorsque l’on parvient à la pénétrer en profondeur, elle nous interpelle sur des questionnements fondamentaux : la vie n’est-elle faite que de chimie ?



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