Dans le cadre de ce congrès à vocation
interdisciplinaire, le travail que je vais vous présenter
se place délibérément à la frontière entre sciences de la
nature et sciences sociales. Plus précisément, entre
ethnobotanique et anthropologie de la santé. Précisons
aussi d’emblée que cet exposé s’inspire en grande partie
d’une expérience personnelle de plusieurs années dans le
cadre d’un programme de santé aux côtés de chamans
ayahuasqueros amazoniens. Et que par conséquent, la transe
chamanique qui sert de base à cet exposé fait référence à
un état psychique particulier induit par l’absorption
d’une préparation d’origine végétale appelée ayahuasca en
langue quichua.
Préparation
de l'ayahuasca
chez les Indiens Shuar
Photo 1 : les ingrédients
Photo 2 : une décoction de 3 à 6 h
Photo 3 : une filtration sommaire
Ce breuvage traditionnellement utilisé
par presque toutes les ethnies d’Haute-Amazonie est issu
de la décoction prolongée de deux plantes différentes : la
liane de Banisteriopsis caapi et les feuilles de
l’arbuste Psychotria viridis. Le mélange de
couleur marron et fortement amer contient de nombreux
alcaloïdes psychotropes qui agissent de manière synergique
et dont les plus importants sont la diméthyltriptamine
(DMT) et des composés de la famille des béta-carbolines
tels que l’harmine et la tétrahydroharmine (THH)1.
Les scientifiques continuent de se demander comment des
Indiens sans écriture, ni techniques d’investigation
formelle, par ailleurs immergés dans une extrême
biodiversité, ont pu trouver une telle préparation, car
seule l’association savante de deux plantes, l’une
potentialisant l’autre, permet d’obtenir des effets
psychotropes. C’est justement tout l’objet de notre exposé
que de tenter de formuler des pistes de compréhension de
ce qu’est l’intuition inventive des peuples premiers. A ce
stade de la présentation, contentons-nous d’observer que
quasiment tous les peuples dits primitifs ont recherché et
trouvé le moyen d’extraire des composés psychotropes de
leur environnement végétal. Mais revenons aux effets
pharmacocliniques de ces composés.
L’harmine et la THH sont des inhibiteurs sélectifs de la
mono-amine-oxydase (IMAO) et à ce titre, de puissants
antidépresseurs2. Associées à la
DMT, un analogue de la sérotonine réputé inactif par voie
orale, elles empêchent sa dégradation digestive et
favorisent ainsi son absorption ce qui conduit de manière
conjointe à multiplier par deux le taux de sérotonine
cérébrale circulante, principal neurotransmetteur du
cerveau, pendant une durée de quelques heures3.
L’effet clinique corollaire à cette importante hausse de
sérotonine a été fort maladroitement qualifié
d’hallucinatoire. L’ayahuasca générerait des visions
imaginaires sans commun rapport avec la réalité. Or ce
n’est pas du tout le point de vue des utilisateurs
traditionnels de l’ayahuasca dont la conception de la
réalité et de l’illusion est fort différente de la nôtre.
Pour eux, l’ayahuasca leur ouvre des portes d’une réalité
« plus solide » ou « plus complète » que celle que nous
laisse entrevoir nos sens à l’ordinaire. De fait, tous les
Occidentaux qui ont expérimenté ce breuvage vous diront
avoir ressenti « des modifications de la conscience de soi
et une transformation des rapports avec le monde »4,
sentiments fort éloignés d’une confusion mentale à l’égard
des personnes, de l’espace ou du temps. C’est cette
expérience vécue qui a poussé bon nombre d’auteurs à
proscrire les termes « hallucinogène », « délirogène » ou
même « psychédélique » pour leur préférer « enthéogène »
(générateur d’un sentiment divin à l’intérieur de soi), «
adaptogène » (favorisant l’adaptation à l’environnement)
ou encore « empathogène » (améliorant le contact avec les
autres). La bataille des mots est loin d’être innocente.
Car ceux qui rejettent ces nouvelles terminologies sont
précisément ceux qui se refusent à expérimenter sur
eux-mêmes un tel état...
Quel est donc ce fameux état que nous venons de décrire en
terme de modifications neurobiologiques ? Il est commun de
l’appeler transe, mais l’on pourrait tout aussi bien
parler d’état second ou même d’état modifié de conscience
(EMC). Des phases d’hyperexcitation et de catalepsie
extatique se succèdent dans des proportions variables d’un
sujet à l’autre. Les sens se trouvent décuplés. Le cours
de la pensée semble accélérée, le sujet est « ailleurs ».
Ces changements tant perceptuels qu’émotionnels conduisent
la psyché à construire des significations nouvelles de la
réalité. C’est là que l’on peut parler de « visions »
comme étant le résultat d’une réinterprétation de la
réalité lorsque les cadres psychiques ordinaires sont
relativisés, voire même abolis. La transe vécue comme une
expérience hors de soi (OBE) conduit à sentir le monde
différemment, un peu comme si notre réceptivité s’en
trouvait modifiée. Les chamans amérindiens en parlent avec
leurs mots :
« Pour comprendre (le monde), il
faut prendre la Grand-Mère Ayahuasca »
« Elle est une plante enseignante, intelligente,
maîtresse »
«Elle travaille en moi. Tout ce que je dis vient de la
plante. C’est elle qui me l’a appris »
« Elle permet de voir le corps en transparence et de
localiser une zone opaque, siège de la maladie »
« Elle fait venir à moi les plantes qui conviennent à
mon patient »
A la lumière de ces quelques phrases, on ne peut être
qu’impressionné par le lien fort que les chamans tissent
avec les plantes. Tout évoque l’existence d’une
communication à double sens. C’est pour mieux appréhender
celle-ci que je vous propose de passer en revue les
différences majeures qui séparent les règnes végétal et
animal5 :
1. Dans l’évolution, les plantes sont
historiquement antérieures aux animaux. On peut parler à
certains égards d’une relation mère-enfant.
2. Les plantes sont autotrophes donc
autonomes, alors que les animaux dépendent des plantes pour
leur survie.
3. De par leur fixité, les plantes n’ont
d’autres ressources que de s’adapter au milieu où elle se
trouve notamment en consacrant 90 % de leur génome à la
synthèse chimique. Les animaux de par leur mobilité ont la
capacité de fuir et ont développé un système nerveux central
adapté à la fuite.
4. Les plantes développent de grandes
surfaces et de petits volumes. Elles sont douées d’une
grande plasticité et fluidité ; le règne animal
morphologiquement prédéterminé est exactement à l’inverse.
5. Les plantes ont une longévité bien
supérieure aux animaux. Leur taux de mutagénèse est très
élevé alors que chez l’animal, une mutagénèse élevée est
létale. Autre particularité du règne végétal, il existe une
seule lignée cellulaire indifférencié capable de donner des
cellules somatiques ou germinales à tout moment (d’où leur
plasticité).
6. A la différence des animaux, le règne
végétal possède plusieurs voies de reproduction possibles et
ne se contente jamais de la voie sexuée : rejet, autogreffe,
bouturage, hybridation, fécondation sèche, procréation
retardée (graines)...
Cette énumération de caractéristiques
distinctes montre à quel point les deux grands règnes
vivants ont choisi des voies d’évolution différentes. Si
le règne animal a opté pour une évolution génétique
trans-générationnelle, le règne végétal a misé sur une
évolution tout azimut incluant le trans et l’intra
générationnel. La co-évolution élaborée par les orchidées
est à cet égard l’exemple le plus frappant : une fleur non
seulement émet des exophéromones6
à plus de cent mètres de distance pour attirer les
abeilles mâles, mais elle parvient aussi à les leurrer en
reproduisant physiquement les contours d’un hypothétique
partenaire, tout ceci pour assurer une reproduction sexué
dont le seul avantage est sa dissémination sur de vastes
distances. Ainsi l’orchidée utilise-t-elle les abeilles
pour voyager !
A partir de cet exemple, il est légitime de se poser la
question si les plantes n’utiliseraient pas l’homme pour
assurer leur dissémination, même si cela devait être au
prix de quelques modifications phytochimiques mineures.
Dans un monde qui perdrait toute once d’anthropocentrisme,
voici que des plantes produiraient des composés
psychotropes pour améliorer leur reproduction, alors que
d’autres opteraient pour la production d’amidon aux vertus
alimentaires dans le but de coloniser la terre... Si les plantes tentaient de
communiquer avec l’homme, il y a fort à parier qu’elles
utiliseraient l’une des spécificités du genre humain, la
culture. Dans les sociétés sédentaires agricoles, on peut
par exemple s’interroger sur le degré de coopération des
plantes dans les phénomènes ayant concourus à leur
domestication. En d’autres termes, les céréales ont–elles
été transformées de manière passive par les premiers
agriculteurs ou bien ont-elles pris une part active à
cette évolution ? Ailleurs, on observe que les sociétés
semi-nomades ont sacralisé leur source alimentaire
sylvestre principale comme le palmier sagoutier, au point
d’en assurer une gestion rigoureuse. Qui donc des hommes
ou du palmier en tire le meilleur profit ? Enfin, chez les
peuples chasseurs-cueilleurs, au demeurant peu
transformistes de leur environnement, les plantes
psychoactives peuvent être perçues comme étant une réponse
adaptative dans un contexte de co-évolution homme-plante,
c’est à dire qu’elles se seraient transformées
chimiquement pour être reconnues puis transplantées par
l’homme7.
Même si l’évolution du vivant reste un grand mystère,
prêter une telle intentionnalité aux plantes dépasse bien
sûr notre entendement ou plus exactement notre...
conception du monde. A l’inverse pour les peuples
chamaniques, l’étroite symbiose et interdépendance de tous
les êtres vivants, illustrées en particulier par le
concept générique du « Grand Tout », s’impose comme une
évidence. Il s’agit là d’une écologie intuitive et
métaphorique qui s’élabore individuellement à partir des
rêves et des visions pour ensuite s’ancrer
sociologiquement dans les mythes et les légendes.
Une phrase d’un chaman shuar résume bien cette position :
« On ne trouve pas les vertus médicinales d’une
plante, c’est elle qui se manifeste à nous. ». Ainsi
les Indiens prêtent-ils aux plantes une certaine mobilité
dans l’espace-temps, une capacité de communication
inter-espèce, voire des facultés anthropomorphes : « Elles
se mettent en travers de notre chemin ; elles nous
appellent ; elles changent (d’attitude) si on leur
parle. ». Or cela n’est qu’un langage métaphorique
propre aux peuples chamaniques destiné à traduire leur
conviction concernant l’existence d’un lien constant et
quotidien entre les deux règnes vivants.
D’autres auteurs ont essayé d’élaborer des pistes de
réflexion permettant d’objectiver cette cohérence du
vivant et même de la matière en son entier incluant les
lacs, les montagnes, les étoiles considérés comme des
êtres vivants par les chamans. Au travers de ces théories,
l’enjeu majeur n’est pas tant de valider le savoir
autochtone, mais de découvrir quel est le véritable mode
d’acquisition de ce savoir dont on sait seulement qu’il
est intuitif et non déductif. L’anthropologue Jeremy
Narby, inspiré par le gène égoïste de Dawkins, a notamment
suggéré que les visions réitératives de serpents enlacés
pouvaient être des informations génétiques décodées par
les chamans ayahuasqueros8. Le
physicien Joël Steinheimer pense que leurs chants de
guérison (icaros, kamlanies), tout droit inspirés par les
transes chamaniques, se calquent sur les structures
vibratoires de certaines protéines humaines.
Ripinsky-Naxon, sur les traces de David Bohm et de Rupert
Sheldrake, évoque l’existence d’une mémoire de l’univers
directement accessible aux chamans qui n’est pas sans
rappeler le Dreamtime des aborigènes australiens. Enfin,
l’ethnobotaniste Terence Mc Kenna émet l’hypothèse osée
que l’hominisation, c'est-à-dire l’augmentation du volume
cérébral et l’acquisition du langage, n’a pu se faire que
par l’incorporation accidentelle mais répétée de composés
psychotropes dans l’alimentation de certains singes9…
Pour beaucoup d’anthropologues (essentiellement européens)
et d’ethnopsychiatres, ces différentes théories
correspondent à ce que Jean-Pierre Chaumeil10
a appelé un « durcissement des approches du chamanisme
visant à lui trouver des bases plus rationnelles ». Il va
sans dire que l’ensemble des pratiques chamaniques ne
procèdent pas forcément d’une haute inventivité dans le
domaine des sciences de la nature et que bon nombre
d’entre elles, telles que les actes de sorcellerie par
exemple, relèvent pour une bonne part des sciences
sociales. Dans cette perspective, on peut avancer que les
chamans ne parviennent pas toujours à obtenir des «
visions signifiantes » et qu’ils doivent alors se
contenter de leurs acquis antérieurs (ou culturels,
archétypaux diront les ethnopsychiatres) pour soigner dans
l’urgence l’infortune pour laquelle on les sollicite.
Il reste que l’attirance de l’homme pour les substances
psychotropes est une constante historique. On peut bien
sûr y voir une démarche thérapeutique visant à soulager
son angoisse existentielle. Mais si l’on prend la peine
d’écouter les chamans, il y a dans ces plantes qu’ils
considèrent comme sacrées, une source d’information pour
comprendre et agir sur le monde. L’inspiration divine ou
l’intuition, encore appelée révélation, ne serait alors
qu’une vision signifiante qui s’obtient au prix de
l’abolition de l’état ordinaire de conscience. Ayahuasca,
danses produisant une hyperoxygénation du cerveau, jeûnes
ou claustrations prolongés, douleurs auto-infligées sont
des techniques simples permettant d’accéder à un état de
précognition, durant lequel les fils de la rationalité se
dénouent pour aller à la rencontre de l’Autre au sens
large du terme. Cet Autre n’est pas l’au-delà, mais bien
l’univers en son entier et celui-ci à toutes les
caractéristiques d’une entité cohérente... qui n’a de
cesse d’engager une communication constante entre toutes
ses parties. Si tel était le cas, comment ne pas imaginer
que l’intuition est précisément l’une des résultantes de
cette communication entre différentes parties d’une vaste
unité.
Notes : 1. BOIS-MARIAGE F., Ayahuasca : une
synthèse interdisciplinaire, Psychotropes, Vol 8, n°1
2. La THH serait même un inhibiteur de la
recapture de la sérotonine (IRS) in BOIS-MARIAGE F.,
ibid
3. A noter que le Prozac, antidépresseur bien
connu, augmente ce même taux de sérotonine de 5 à 10 %
durant toute la durée du traitement (c’est à dire
pendant plusieurs mois).
4. VALLA J.P., Les états étranges de la conscience, PUF,
1992
5. HALLE F., Eloge de la plante, Ed. du Seuil, 1999
6. Composés volatiles servant à une communication
inter-espèce et même inter-règne
7. Cette hypothèse prend un certain relief lorsque l’on
sait que la sérotonine a été qualifiée de « molécule du
bien-être ».
8. NARBY J., Le serpent cosmique, Ed. Georg, 1996
9. McKENNA T., La nourriture des dieux, Ed. Georg, 1998
10. CHAUMEIL J.P., Voir, savoir, pouvoir, Ed. Georg,
2000
"Considérez un instant la
révolution agricole du point de vue du blé. Voici dix
mille ans, le blé n’était qu’une herbe sauvage, parmi
tant d’autres, cantonnée dans une petite partie du
Moyen-Orient. À peine quelques petits millénaires plus
tard, le voici qui poussait dans le monde entier. [...]
Le blé y parvint en manipulant Homo sapiens
à son avantage. [...] Comment le blé a-t-il
convaincu l’Homo sapiens d’abandonner
une assez bonne vie pour une existence plus misérable
? " Yuval Noah Harari,Sapiens,
une brève histoire de l'humanité (2012)
QUELQUES SITES DECRIVANT LES EFFETS DE
L'AYAHUASCA
Quelques paroles de Jan Kounen et
Vincent Cassel sur leur expérience psychotrope en
Amazonie péruvienne :
Vincent Cassel : Il y a cinq ans, en Amazonie,
Jan Kounen m'a présenté une tribu indienne, les
Shipibos-Conibos, et un de leur chaman m'a initié. En
ingérant un psychotrope, j'ai eu un aperçu de la
puissance de notre inconscient. Ce fut une claque
magistrale ! Je sentais ma peau glisser le long de mes
muscles. J'ai alors pris conscience de ma condition
animale (...) et perdu contact avec la réalité
ordinaire. C'est ce que l'on voit dans le film : on ne
vous dit rien, on vous guide simplement. On est assailli
par des choses inexplicables. On va jusqu'à pousser des
cris de frayeur. Et tout à coup, on entend le chant du
chaman qui vient vous chercher... (VSD du 29/01/04)
Jan Kounen :L'expérience
chamanique n'est pas religieuse ou purement spirituelle.
Un chaman ne vous guide pas pour que vous fassiez un
apprentissage métaphysique, mais pour vous soigner et
rééquilibrer votre rapport à la réalité. C'est une
thérapie ancestrale, vieille de dix milles ans, qui
utilise des outils hypercomplexes, une technologie de
l'esprit en somme. Je vois aujourd'hui une analogie
entre l'expérience chamanique et le fait d'aller voir un
film : pourquoi va-t-on s'asseoir dans une salle obscure
? C'est en fait une forme d'initiation... (Studio
Février 2004)
Arutam déplore
l’arrêté du 20 Avril 2005 classant
l’ayahuasca dans la liste des stupéfiants Compte tenu de
cette situation, Arutam a décidé de ne
plus organiser de rituels chamaniques
en France avec plantes psychoactives. Elle
continuera cependant à défendre les
médecines traditionnelles des peuples
premiers, notamment en permettant à ses
adhérents de rencontrer
des chamans dans leur pays
et en diffusant ce T-shirt
portant au dos la mention :
"Savoirs autochtones, Patrimoine de
l'Humanité".
Une sélection des
livres sur l'ayahuasca avec Amazon.fr
Si vous
rencontrez un site intéressant sur l'ayahuasca,
merci de nous le signaler :