Souffle
de l’esprit, alliance avec la nature,
globalité de l’univers, voici que reviennent
à la mode des pensées que le XXème
siècle avait oubliées. Véritable pirouette
des Temps Modernes, cette autre façon de
percevoir le monde resurgit presque par
surprise des entrailles mêmes de l’humanité.
A vrai dire, elle fut pendant des
millénaires la voie spirituelle et
instinctive de l’humanité, avant d’être
étudiée, non sans une certaine
condescendance par l’Homme Blanc, sous le
terme générique de chamanisme. A la fois
ancêtre des "grandes" religions et technique
archaïque de guérison, on se précipitait à
son chevet pour en recueillir ses ultimes
soupirs. Contre toute attente, le chamanisme
est resté bien vivant... il s’est adapté aux
nouvelles contraintes en prenant de
multiples formes dites néochamaniques, il se
propose même aujourd’hui de pénétrer la
modernité jusqu’à la réformer.
Définir le chamanisme est certainement
une entreprise des plus délicates tant la diversité de ses
formes d’expression est immense. Le terme même de
chamanisme faisant référence à une doctrine ou un culte
établi est d’ailleurs fort mal adapté pour tenter de le
cerner. Il serait plus opportun de parler de chamanismes
au pluriel afin d’insister sur ses multiples facettes et
interprétations du monde, voire de chamanité pour mieux
traduire cet état d’esprit si particulier qui forge toutes
les cultures dites primitives et qui probablement a pris
naissance dés l’apparition des premiers hommes sur Terre.
Des chamanes de Sibérie (saman en langue Toungouse) aux
hommes-médecine des Amériques en passant par les
sorciers-guérisseur d’Australie ou d’Afrique sans oublier
nos druides, chaque continent a vu surgir une infinité de
versions du sacré, chacune d’entre elles s’illustrant par
une pratique spécifique fondue dans une culture, une
géographie, un climat, un mode de vie. Aussi différentes
que puissent être ces visions du sacré, une idée centrale
forge leur unité : hors de portée de nos cinq sens, la
nature possède en son sein des « forces » actives sur la
vie ordinaire. Appelées esprits ou flèches magiques, elles
peuvent être perçues de tous, mais seul le chaman grâce à
un apprentissage particulier parvient à les atteindre et
les manipuler. En d’autres termes, le point de rencontre
des mille versions du chamanisme réside dans une certaine
forme de sacralisation de la nature, ce qui précisément le
rend attrayant en ces temps d’écologisme.
Perception culturelle du monde et chamanisme
Le chamanisme ne peut cependant pas se réduire à une
simple vénération des forces cachées de la nature car il
se veut avant tout une manière d’envisager le monde et
d’interagir avec lui. Plus qu’une voie spirituelle quelque
peu abstraite, il est un modèle de vie cherchant à mettre
en pratique au quotidien l’alliance avec l’univers, une
sorte de fusion totale qui conduit à des notions de temps
et d’espace bien différentes de celles aujourd’hui
couramment admises.
La pensée sauvage refuse notamment l’idée d’un monde
extérieur, indépendant et hostile à la survie de
l’individu. Elle se fonde au contraire sur un principe
simple, traduit ici en termes occidentaux : l’univers
contient l’homme et l’homme renferme l’univers. Abolissant
toute idée de lutte, l’être humain n’est pas seulement
dans la nature, il est la Nature. On a trop souvent voulu
réduire cette position à une sorte de soumission de l’être
humain aux forces de la nature. Or, il n’en est rien. Car
à l’instar de la notion de « Terre-Mère » chère à tous les
Amérindiens, c’est bien de complicité ou de connivence
dont il faut parler. Ainsi à titre d’exemple, la foudre
qui s’abat tout près du village n’est pas perçue comme un
déferlement des puissances hostiles, mais sera interprété
sous la forme d’un message adressé aux hommes, lesquels en
sont peut-être la cause par leurs actes récents. De même,
l’ours, le loup, l’anaconda ou le jaguar, animaux capables
d’attaquer l’homme dans certaines circonstances, sont
systématiquement considérés comme nos proches ancêtres
avec la volonté évidente de forger une alliance avec eux
plutôt que de verser dans une peur irrationnelle. Ici, les
légendes ne racontent pas le monde, elles sont
littéralement investies du pouvoir de créer la réalité,
une réalité mouvante de par le mode de transmission oral,
mais une réalité à la mesure des hommes et que les
anthropologues ont appelée cosmovision.
Sans cesse à l’écoute des forces qui meuvent la nature, le
sauvage entretient ce lien magique qui le relie à
l’univers entier. Cette vision le transcende, il n’est
plus seul mais en communion avec le « Grand Tout », une
sorte de confident mystique de l’univers. Humble particule
d’une fresque grandiose, il a su cultiver une certaine
conception de la solidarité aujourd’hui inconnue en
Occident : les hommes étant reliés entre eux et avec leur
environnement, toute modification d’attitude de l’un d’eux
ou événement naturel influencera leur propre vie. En terre
sauvage, il y a comme de la prudence ou de la précaution à
ne pas gêner l’équilibre du Grand Tout et un souci
constant de se fondre avec celui-ci comme pour mieux
profiter de son étonnante dynamique.
La pensée sauvage refuse aussi l’idée d’un temps linéaire
déroulant son intraitable empreinte sur l’espace. Aux
antipodes de cette conception, les peuples de la nature
affectionnent dilater l’instant présent au point d’en
oublier leur passé et de ne rien attendre du futur. Par
exemple, pour beaucoup d’entre eux, le premier homme est
né tout au plus deux ou trois générations avant les
derniers aïeux qu’ils ont connus. Etouffer la marche du
temps, c’est en quelque sorte rendre à l’espace son
entière puissance. On parvient alors à saisir toutes les
forces de l’univers concentrées en un seul instant dilaté
et omnipotent. Celles-ci dansent une sarabande éternelle
et l’homme pris dans son tourbillon se doit d’interagir
avec elles pour maintenir le miracle de sa vie. Sauver sa
vie n’est pourtant pas le sentiment qui s’en dégage. On
pourrait presque dire qu’il faut savoir donner sa vie pour
qu’elle existe vraiment. Aussi, il n’est pas étonnant de
constater que pour tous ces peuples, le prestige et les
valeurs morales ont plus d’importance que les aspects
matériels. Conséquence incontournable de cette disposition
d’esprit, la vie et la mort se côtoient en permanence.
L’une et l’autre sont à l’oeuvre en même temps et rien ne
servirait à repousser l’une au profit de l’autre, telle la
surprenante attitude des peuples premiers pour qui la
notion de survie est en elle-même inconcevable.
Le chamanisme est à n’en point douter l’héritier légitime
de cette façon ancestrale de penser le monde. Il se
propose de plonger au delà de nos sens à la recherche de
cette autre partie du monde qui nous échappe. Voyages
hallucinatoires, transes extatiques, envoûtements, c’est
dans une sorte de « réalité profonde » que se meuvent les
chamans. Mais leurs efforts seraient vains, si tout un
peuple derrière eux ne se sentait pas concerné. En terre
sauvage, il est du ressort de chaque homme, de chaque
femme d’aller à la rencontre des signes annonciateurs du
monde total. Plus qu’un devoir, cela est devenu le sens de
leur vie comme de leur mort. Car cette réalité-là est
perçue comme le cadre élargi de la vie, la véritable
dimension dans laquelle il faut agir pour orienter le
modeste destin de chacun.
L’acte thérapeutique des chamans
Alliance des hommes avec la nature, alliance des hommes
entre eux, la voie spirituelle des chamans, de par son
caractère profondément holistique s’exprime tout autant si
ce n’est plus, au sein d’une troisième alliance
essentielle, celle de l’esprit et de l’âme avec le corps.
Car si le chamanisme s’emploie à insérer l’homme dans son
milieu puis à cimenter le lien social, il ne s’exprime
pleinement que dans un secteur touchant l’individu au plus
profond de son être : la santé. Ainsi et on l’oublie
souvent, les chamans sont des guérisseurs avant même
d’être des hommes porteurs de la « bonne parole ».
Le concept chamanique de la maladie se retrouve
pratiquement à l’identique chez tous les peuples de la
nature. Il est d’ailleurs une étonnante synthèse de leur
spiritualité : un corps tombe malade lorsque les relations
qu’il entretient avec l’esprit (ou l’âme), les autres
hommes et/ou l’univers relèvent d’un déséquilibre.
Autrement dit, la maladie survient lorsque les actes d’un
homme sont en désaccord avec ses sentiments ou ses
pensées, ou bien lorsqu’il rompt l’harmonie des relations
avec ses semblables ou encore lorsqu’il déroge à
l’équilibre des forces de l’univers. Dans tous les cas, il
s’agit toujours d’un « défaut » dans l’interaction avec le
monde environnant, ce que précisément un chaman peut
corriger grâce à sa capacité d’agir sur les forces du
monde.
Autre fait important, la maladie est perçue comme
fulgurante. Ainsi dans le monde total, un petit désordre
organique peut conduire à la mort à tout instant. Et
de façon réciproque, la guérison ne peut être
qu’instantanée et complète. Lorsqu’une maladie se prolonge
ou bien disparaît puis réapparaît, le patient sera
persuadé que la véritable cause de son affection est
restée hors de portée du guérisseur, il cherchera d’autres
voies, d’autres chamans plus puissants.
La plupart des ethnies reconnaissent aussi deux grands
types d’affections, d’une part celles causées par un
envoûtement au sens large du terme et d’autre part celles
issues d’un désordre purement physique. De manière
simplifiée, les désordres intérieurs sont soignés en
première intention par des plantes médicinales sachant
qu’à travers elles, c’est le souffle guérisseur de
l’univers qui est considéré comme l’agent thérapeutique.
L’énergie de la plante remonte à la source du déséquilibre
et efface sa trace dans le corps. Lorsque les plantes ne
parviennent pas à guérir le patient, celui-ci en conclura
tout naturellement qu’il a été ensorcelé, ou en d’autres
termes que son âme est touchée et ceci indépendamment des
symptômes qui sont pourtant restés les mêmes. C’est là
qu’entre en jeu le chaman.
L’art du chamane-guérisseur repose essentiellement sur des
techniques d’altération de la conscience permettant
d’atteindre ce que l’on appelle des états modifiés de
conscience (EMC). La transe extatique obtenue à l’aide de
danses, de sons et de litanies est le mode le plus répandu
dans le Grand Nord (Sibérie, Amérique du Nord) tandis que
les plantes hallucinogènes sont surtout utilisées par les
peuples des pays chauds. Dans les deux cas, la conscience
du guérisseur parce qu’elle est amenée à un état
différent, deviendrait « réceptrice » des forces cachées
de l’univers ce qui lui permettrait d’interagir avec
elles. Un tel résultat ne s’obtient qu’après des années
d’enseignements et de travail sur soi. Même si en théorie
toute personne peut approcher cet état, certaines semblent
plus douées que d’autres. Selon les cultures, elles
auraient reçu de leurs proches cette fameuse disposition
soit de manière héréditaire, soit au contact d’un vieux
chaman sur le point de mourir, soit lors d’un événement
particulier de leur vie aux frontières de la mort. Partout
les chamans insistent sur leur initiation, ils parlent
volontiers à son sujet d’une « petite mort », une
expérience baignée de souffrance qui les a radicalement
transformés. Leur vision du monde a changé ; ils se sont
alliés à des esprits auxiliaires qu’ils retrouvent
régulièrement pour mieux poursuivre leur quête dans ce que
certains ethnologues appellent « la réalité cachée » et
d’autres « le monde-autre ». La bataille des mots est
d’ailleurs loin d’être innocente. Car si le premier terme
recueille en général la faveur de ceux qui ont expérimenté
les EMC, le second convient mieux à ceux qui s’en...
méfient. Elle trahit surtout deux interprétations opposées
du chamanisme : l’une soutenant qu’il existe une « autre
dimension » de l’univers accessible à l’homme sous
certaines conditions et l’autre réduisant le chaman a un
excellent psychothérapeute, voyageur émérite de
l’imaginaire culturel.
Ceci étant précisé, la guérison chamanique
repose chez tous les peuples de la nature sur un principe
identique : le chaman est considéré comme étant en
capacité d’agir dans le monde non-ordinaire lequel est
plutôt perçu comme contigu, omniprésent, pénétrant et
englobant tout à la fois. Par la force de ses pouvoirs et
de ses connaissances, il entre dans un combat visant à
rétablir un équilibre précédemment rompu. Chez les
Sibériens, les chamans parlent plus volontiers d’aller
récupérer l’âme perdue ou volée du patient. En Amazonie,
le corps vu en transparence trahit une zone obscure, le
chaman aspire par la bouche l’énergie néfaste qui s’y est
nichée (flèche), il doit ensuite la neutraliser avant de
la rejeter dans l’univers. Cette opération n’est jamais
sans danger pour le guérisseur, car l’énergie aspirée peut
parfaitement se retourner contre lui. Elle rappelle en
permanence au chaman qu’il n’est rien d’autre que le
modeste gardien du secret de la guérison. S’il venait à se
prendre pour un individu tout puissant, un prêtre, un
chef, alors l’univers saurait lui rappeler en un seul
souffle quelle est sa juste place...
Guérisons instantanées, lésions se refermant à la vitesse
de l’esprit, les chamans aux limites de leur alliance avec
l’univers parviennent à réaliser des miracles, mais
doivent aussi parfois renoncer, lorsque la mort s’approche
de trop près. Endossant alors leur rôle de guide
spirituel, c’est de nouveau avec les vivants qu’ils
s’apprêtent à travailler pour leur faire accepter la mort
d’un proche. Car il faut maintenant se préparer à aider le
futur défunt à quitter son enveloppe charnelle. Corps et
esprit changent juste d’état et se remettent en jeu dans
le grand cycle de la nature. Quoi de plus naturel
pour des hommes et des femmes qui ont appris dés leur
naissance que la vie n’est pas un combat mais un don.
Autant ils ont su se donner à la vie sans calcul, ni
retenue, en vivant l’instant présent, autant ils sauront
se donner à la mort pour que la fête éternelle du monde
continue.
Comprendre le chamanisme
Le chamanisme, décliné sous des milliers de formes
différentes, n’est ni une médecine à part entière, ni une
religion en elle-même, il est en fait le mélange
inextricable des deux. Voie spirituelle qui enseigne à
l’individu comment se fondre avec l’univers entier, il est
avant tout une façon de percevoir, de pratiquer et même de
créer le monde dans l’alliance tout en cultivant la
diversité. « L’unité dans la diversité » telle pourrait
être sa devise.
Ses racines s’ancrent au plus profond de la perception du
monde des premiers peuples nomades chasseurs-cueilleurs.
Sans aucun écrit, celles-ci se sont perpétuées pendant des
millénaires jusqu’à nos jours par la puissance vivante du
verbe. Un peu comme si l’histoire et le progrès
n’existaient pas... Autant dire que lorsque l’on tente de
pratiquer le chamanisme, ce dernier nous interpelle sur ce
que nous avons gardé de sauvage en nous... Sauvage, bien
sûr, dans le sens de sylvicole, habitant des forêts et
habité par la nature...
Il
reste que l’analyse froide et extérieure des Occidentaux
nous propose une autre version du chamanisme. Présenté
sous la forme d’une simple solution utilitariste visant à
vivre en société, à se soigner et à satisfaire les besoins
essentiels de l’homme, il ne serait alors qu’une première
et grossière tentative de s’approprier le monde. Les
chamans avaient à faire face à l’urgence ; ils devaient
sauver la communauté de la famine en faisant en sorte que
le gibier s’offre au chasseur ; ils devaient expliquer et
justifier la souffrance, l’injustice, les intempéries, la
mort ; ils devaient aussi soulager les malades et résoudre
les conflits du clan. Tout à la fois prêtres,
sociothérapeutes, médecins, devins, conseillers de guerre
et sages, ils ne seraient que l’état indifférencié de ce
que nous avons su décortiquer.
La différence immense entre ces deux versions illustre le
gouffre qui sépare la pensée des peuples de la nature de
celle des « civilisés ». Après avoir considéré les chamans
comme une incarnation du diable, puis comme des
charlatans, voire des psychopathes, la version la plus
reconnue en ethnologie semble engluée dans notre propre
conception linéaire du temps et de l’évolution du vivant,
un vivant qui à notre image serait en guerre contre
l’univers entier... Certains anthropologues d’avant-garde,
anglo-saxons pour la plupart, ont alors sauté le pas ; ils
cherchent dans la physique quantique, de nouvelles pistes
de compréhension, ce qui nous montre à quel point les
chamans restent des êtres… insaisissables !
L’avenir du chamanisme
Face aux contraintes grandissantes du monde moderne, le
chamanisme dans sa conception originelle semble n’avoir
aucune chance de se maintenir. Les peuples autochtones qui
le pratiquent encore sont en pleine déliquescence. Leur
mode de vie est sur le point de disparaître et leur
culture ne pourra se maintenir que de manière parcellaire
sur de minuscules territoires de plus en plus convoités
par l’économie mondiale. Personne ne parierait donc une
flèche magique sur son avenir, d’autant que le chamanisme
apparaît comme un tout indivisible. Et pourtant…
Fort curieusement en effet, le chamanisme résiste mieux
que les traditions. A la manière des rebouteux et autres
magnétiseurs qui en Europe continuent de survivre dans la
discrétion, les chamans réussissent à s’accommoder de la
pollution des villes... Ils profitent de l’élan écologiste
et même mondialiste pour réapparaître ici ou là sous des
formes syncrétiques néochamaniques tels que le New Age, le
Santo Daime ou la Native American Church. Ailleurs, dans
de petites communautés néorurales, on réinvente à tâtons
une perception du monde et des pratiques de vie identiques
à celles des chamans.
Qu’est-il donc en train de se passer ? Ultime sursaut
avant l’extinction définitive de ce que nous avons de
sauvage en nous ou bien renouveau post-moderne dans le
sillage d’une écologie spiritualiste, nul ne peut le dire.
Tout au plus peut-on avancer que contre vents et marées,
l’alliance avec l’univers reste encore une version
possible pour l’humanité. Entre universalisme d’un genre
nouveau et humanisme déjà ancien, porte caution d’un
matérialisme ravageur, elle devra choisir....