Avant la conquête espagnole, les
Shuars vivaient en habitat isolé et les relations
sociales étaient restreintes au minimum entre
quelques familles alliées pour un temps seulement.
Ils chassaient et chaque famille effectuait une
activité agricole pour pouvoir vivre en
autosubsistance. Il n’y avait donc aucune organisation
politique, mais les hommes pouvaient acquérir du
prestige et de l’autorité en devenant Kakaram
: puissant, parce que tueur émérite. En
effet, le nombre de meurtres et de participations à
une vendetta accroît la puissance car elle permet
l’acquisition de nouvelles âmes Arutam.
Arutam est le nom que les Shuars donnent à tous les
esprits protecteurs. Il peut aussi faire
référence à des divinités tel
le soleil (Etsa), divinité de la vie et de la mort
(Ayumpuùn), des jardins (Nunki), et se
présenter aux hommes sous des formes variées
: les tigres et les aigles pour le soleil ; la foudre, le
tremblement de terre, les vautours pour Ayumpuùn ;
et les animaux qui creusent pour Nunki. En effet, les
Jivaros croient que les éléments qui
déterminent vraiment la vie et la mort, sont des
forces cachées qu’on ne peut voir qu’avec l’aide
des hallucinogènes et le seul moyen de
connaître la vérité sur les causes
premières est d’entrer dans le monde surnaturel.
C’est pourquoi chaque enfant, quelques jours après
sa naissance, prendra la plante hallucinogène pour
voir le vrai monde, et quelques années plus tard,
acquérir une âme Arutam. Car parmi les trois
sortes d’âmes que possèdent les Shuars, cette
dernière, la plus importante puisqu’elle
protège de la mort violente et des ensorcellements
ou empoisonnements, se trouve lors d’un pèlerinage
à la cascade sacrée.
Ainsi, il est dit que sous le puits profond creusé
par les grandes cascades des rivières, se trouve la
porte d’entrée de la maison d’Arutam. Frapper avec
un bâton, c’est comme appeler à sa porte ; et
de la matrice de la cascade, comme de l’eau qui jaillit de
la femme avant l’accouchement, arrive une nouvelle vie, un
vieil esprit glorieux, esprit protecteur qui vient habiter
le corps de l’aspirant et lui donner force et courage.
Ces esprits protecteurs peuvent se présenter et se
montrer sous des formes très distinctes (souvent
animales), chaque fois qu’une aide spéciale est
nécessaire. Ce sont les mythes qui enseignent
comment rencontrer Arutam pour se libérer des
esprits mauvais et devenir fort ; ainsi, il est
indispensable de jeûner pour gagner la compassion
d’Arutam, de prendre du jus de tabac, une plante
hallucinogène, puis d’attendre et invoquer l’esprit
protecteur en frappant près de la cascade avec son
bâton : « Tac, tac, tac j’arrive, viens
m’arranger, me renforcer, tac, tac, tac, viens me laver,
me nettoyer, me purifier, viens me raccommoder, me
guérir ».
D’autres rites, permettant de rencontrer Arutam, peuvent
se dérouler dans un endroit isolé de la
forêt, ou au bord d’un grand fleuve. Mais chacun se
termine par l’incorporation de la force et de l’âme
Arutam ; or cette âme donne le désir ardent
de tuer et c’est tout naturellement que le nouveau
possesseur rejoindra rapidement une expédition vers
les territoires de familles ennemies. Avant le meurtre,
chacun des participants nomme, devant le groupe, l’esprit
rencontré lors de la transe ; et le fait de
dévoiler sa vision fait partir cette âme
Arutam mais pas sa puissance. Après
l’expédition, les participants devront donc se
mettre en quête d’une nouvelle âme Arutam pour
conserver la puissance de la précédente et
obtenir une nouvelle protection contre la vendetta qui ne
manquera pas de se préparer dans le camp
attaqué. Il est ainsi possible de cumuler la force
des âmes incorporées successivement ; chaque
retour d’expédition meurtrière impliquant
une nouvelle recherche d’Arutam, puisqu’il est impossible
de vivre longtemps sans le support de ces esprits. Comme
l’ennemi fraîchement tué produit
également une âme vengeresse, il faut
absolument maintenir cette dernière
prisonnière dans le crâne de son
propriétaire, grâce à un rituel
effectué très rapidement. C’est pourquoi les
Indiens Jivaros sont connus comme les fameux
réducteurs de tête.
Chamanisme Shuar
Nous avons remarqué combien les mythes et les
messages qu’ils contiennent sont les fondements et la
trame de tous les événements importants de
la vie des indiens shuars. Ils sont le modèle
à partir duquel s’élaborent les rites qui
ponctuent leur vie sociale, puisque cette dernière
inclut dans son champ d’action les êtres humains et
les esprits, le visible et l’invisible. Et les moyens de
prendre contact avec ces derniers, les règles
nécessaires à l’obtention de cette rencontre
et leurs conséquences sont explicités
clairement dans toute la mythologie.
Le chamane, comme les autres, les exprime, les actualise
à travers son initiation et le déroulement
précis des rites de guérison, comme autant
de mode d’emploi, de recettes appliquées avec
méthode. Ainsi, sa pratique est normalement le
reflet de celle de Tsunki, le premier chamane, celui qui
à l’origine, enseigna aux jivaros à se
servir des esprits-serviteurs, forces surnaturelles
principales utilisées par le guérisseur dans
la pratique de sa fonction.
En effet, Tsunki, divinité de l’eau, fait
lui-même partie des esprits protecteurs et
apparaît dans les visions de ceux qui recherchent la
guérison et la fécondité. Il vit dans
une maison sous l’eau, dont les murs sont fait d’anacondas
se tenant à la verticale comme des fûts de
palmier ; il se sert d’une tortue comme tabouret , on le
décrit comme un homme à la peau blanche, aux
cheveux longs mais il est aussi capable de se transformer
en anaconda. La mythologie explique aussi que celui qui
obtient la protection de Tsunki se transforme en un
familier de cet esprit et peut s’identifier à lui
c’est à dire guérir les maladies de la
même manière que la sienne.
Mais chez les Shuars, le mot chamane ne représente
rien. Ils utilisent le terme « uwishin tsuakratin
» : guérisseur qui a appris lors de son
initiation à retirer du corps du malade des
flèches maléfiques envoyées par un
uwishin wawékratin, terme que les missionnaires ont
traduit par sorcier et que les chamanes que j’ai
rencontré nomment « mauvais » ou
« mauvais uwishin ». Actuellement, le Conseil
des Sages de la Médecine Traditionnelle Shuar
définit l’Uwishin comme un « harmonisateur
», «celui qui harmonise les hommes et le
cosmos ».
Les chamanes possèdent des flèches magiques
ou tsentsak qui sont, en fait, des esprits, visibles
seulement lors de la transe, après ingestion de
l’hallucinogène. Ces esprits ont chacun une forme
zoomorphique bien particulière (papillon
géant, jaguar, singe) et fournissent au
thérapeute une assistance active. Le chamane,
gardien des flèches magiques, les conserve dans son
estomac, dans une bave ou un flegme, c’est à dire
une substance brillante. Chaque sorte de tsentsak ou
esprit serviteur nage dans sa propre bave ou matrice
personnelle que le chamane obtient lors de son initiation.
Ce dernier ne pourra enlever une flèche du corps
d’un malade que s’il possède la flèche
homonyme, analogue, donc la bave ou matrice
correspondante. Les flèches conservées dans
son estomac l’appellent « Père » ;
elles sont rendues amoureuses par son chant et
accomplissent alors leur mission d’aide en lui permettant
de décoller celle introduite dans le malade par un
chamane ennemi, et à l’origine de la maladie.Tsunki
a donné les flèches pour guérir mais
les sorciers les utilisent pour faire le mal, trahissant
leur mission. C’est pourquoi les chamanes qui veulent
être de bons chamanes, des guérisseurs,
doivent être attentifs à ne pas laisser
échapper leurs flèches car elles peuvent
blesser toute personne qui ne possèdent pas la
« bave correspondante », mais personne ne peut
ensorceler Tsunki parce qu’il possède toutes les
baves correspondantes.
Initiation d’un uwishin
Siro Pellizzaro affirme qu’il existe normalement deux
façons de devenir chamane chez les shuars :
1. Un adulte, parce qu’il a reçu un message de
Tsunki lors d’une transe, demande à un chamane
réputé de l’initier, contre
rémunération convenue à l’avance.
L’initié pourra rencontrer différents
maîtres pour continuer à augmenter son
pouvoir mais, comme durant l’initiation, les relations
sexuelles sont interdites, les papas poussent de
préférence les enfants célibataires
à s’initier. En effet, les chamanes amazoniens sont
enseignés et travaillent avec des plantes comme le
tabac, l’ayahuasca, la datura … Or, les esprits des
plantes sont, pour le curandero, des êtres à
part entière qui n’aiment pas certaines
interférences énergétiques qui les
gênent ou contrarient leurs propres énergies
curatives. L’activité sexuelle en fait partie.
2. La transmission héréditaire lorsqu’un
uwishin décide d’initier un fils. Cet initiation
commence quelques jours après la naissance lorsque
le chamane souffle ses flèches dans la nourriture
de l’enfant : sur les seins de la mère qui les
transmettra dans le lait, puis dans la pâte de
manioc.
La tradition dit que le maître chamane transmet au
novice entre cinq et dix baves à chaque
étape de l’initiation et que chaque étape
est composée de six jours réglés sur
un protocole strict :
Le premier jour :
Le matin, l’apprenti-chamane peut manger normalement et
prépare le natem. Puis, la nuit venue, le
maître et le novice s’installent et le premier
inspire quelques gouttes de jus de tabac mastiqué
et amené successivement à ses narines par sa
main droite. Il se prépare ensuite, environ trois
cuillerées de natem que lui propose le disciple :
tenant le liquide entre ses mains, le chamane chante, puis
souffle dessus et le boit. Il attend que la transe
commence et à ce moment- là, demande au
novice de lui donner à nouveau du natem qu’il va
encore une fois tenir entre ses mains pendant qu’il
chante, puis souffler dessus et l’offrir au novice.
Dès que sa transe débute, ce dernier va
également aspirer du jus de tabac, par une narine,
puis l’autre après que le chamane ait
soufflé dessus. Le maître continue de chanter
puis va appliquer sa bouche successivement et plusieurs
fois sur le sommet de la tête, la partie
supérieure du dos, entre les doigts de chaque main
du novice et souffler très fort, expectorer, faire
monter sa bave dans sa bouche, et bouche contre bouche, la
transmettre au novice qui l’avale. Le maître
s’exclame alors : «Je t’ai donné la bave,
matrice de Tsunki ». Il répète le
scénario autant de fois qu’il transmet de baves
différentes en ponctuant les transmissions de :
« Je t’ai donné la matrice de l’aigle. Je
t’ai donné la bave de caïman ». Et ainsi
il nomme la bave jaune, la bave écumeuse, la bave
gélatineuse… Puis, les deux continuent de chanter
jusqu’à la fin de la transe, et se couchent mais
jouent de la musique ; « Après avoir pris
l’ayahuasca, les chants arrivent en grands nombres. Les
esprits te font chanter pour que tu aies davantage de
visions ». Le chamane veille à ce que le
novice ne s’endorme pas sinon les flèches
retourneraient vers le maître pensant que le
récent initié est mort.
Le second jour :
Le novice ne doit ni boire, ni manger, ni dormir pour que
les flèches ne s’échappent pas. Le soir, de
façon identique à la veille, ils boivent le
natem mais seul le chamane inspire le jus de tabac. Ils
chantent et jouent de la musique pour rendre les
flèches amoureuses mais le novice doit garder la
bouche fermée.
Le troisième jour :
Le novice reste allongé, continue de jeûner
et fume du tabac. Puis le soir, les deux partagent le
même rituel : prise de natem et
aspiration/inspiration de jus de tabac . En effet,
« c’est le tabac qui t’enseigne ; il te donne une
bonne concentration…Le tabac et l’ayahuasca s’entendent
bien ensemble ». Le novice peut alors dormir.
Le quatrième jour :
Le novice continue de jeûner : pas de nourriture,
pas de boisson mais il peut dormir et fumer. Le
soir, il n’y a pas de rituel.
Le cinquième jour :
C’est le jour de «l’usukruamu », où les
deux vont boire « la chicha chapuras », c’est
à dire la chicha rituelle du chamane, boisson
faiblement alcoolisée, préparée par
une jeune fille qui a mastiqué du manioc, puis
recraché et laissé filtrer, et sur laquelle
le chamane a soufflé. Puis le soir venu, il y a une
nouvelle prise de tabac accompagnée de chants.
Après un rituel, le novice peut commencer à
s’alimenter.
Le sixième jour :
L’initié mange, boit la bière rituelle et
lorsqu’il est mieux physiquement, il peut rentrer chez
lui. Ainsi se termine la première étape de
l’initiation et, selon Harner, un initié
formé par un sorcier ne peut devenir que sorcier,
mais s’il est formé par un guérisseur, il a
le choix. En effet, lorsque son premier tsentsak sortira
de sa bouche et qu’il ressentira alors un puissant
désir de jeter des sorts, il lui faudra se
contrôler, et grâce à sa
volonté, ravaler cette première
flèche. Et il sera guérisseur.
Rite traditionnel de guérison
Après avoir exploré une initiation
traditionnelle, nous allons maintenant découvrir un
rituel de guérison classique, tel qu’il est
rapporté par Pellizzaro. Ainsi, chez les shuars,
lorsqu’un malade ne guérit pas malgré les
médecines confectionnées avec des herbes du
jardin ou de la forêt, ils préparent les
conditions nécessaires à l’intervention d’un
uwishin ; La famille prépare le natem pour qu’il
ait une densité comme du miel liquide et ils
ramènent de la forêt des feuilles et
branchages de Sasauk qu’ils assemblent comme pour faire un
balai. Puis, ils appellent le thérapeute, mais
celui-ci doit venir à jeun depuis au moins le
milieu du jour et n’agir que la nuit car ses sens sont
aiguisés par la plante et il ne pourrait supporter
la lumière du jour.
Entré dans la maison du malade, il extrait d’une
petite calebasse, du jus de tabac qu’il avait
préalablement mâché. C’est dans sa
main droite qu’il prend ce jus et l’aspire par les narines
: Il prend le jus de tabac pour que monte la bave, matrice
des flèches qui sont en lui. Aussitôt, il
prend le natem c’est à dire qu’il chante sur
l’ayahuasca , souffle dessus et avale environ trois
cuillerées. Il peut ajouter du tabac et des
écorces de datura, en les prenant dans sa main
droite, s’il veut maximaliser sa vision. Puis, le chamane
prend un tumank (instrument de musique à corde) et
en joue, allongé sur un lit. Il joue pour rendre
ses flèches amoureuses et « pense à
toutes les fleurs qui attirent les colibris pour que se
réalise la magie ».
Lorsque la transe commence, il chante également ses
exploits contre les sorciers, ses guérisons
réussies grâce à son pouvoir
extraordinaire ; Il se dirige vers le malade, avec le
balai de sasauk dans la main droite, fait du vent
au-dessus de son corps et siffle une mélodie pour
appeler Tsunki, premier chamane.
Cette mélodie s’apparente à celle-ci :
Moi, moi, moi, moi, moi,
Je suis comme Tsunki
Lorsque je bois du natema
Mon corps se refroidit
Et je peux facilement extraire le tsentsak
Moi, moi, moi, moi, moi
Je suis toujours au-dessus des nuages,
Et ainsi ai-je la puissance.
J’ai bu du natema.
J’en ai bu assez pour avoir la puissance.
Tout mon corps est froid
Et je peux donc facilement extraire le tsentsak.
Moi, moi, moi, moi, moi.
En transe, le chamane voit clairement les flèches
plantées dans le malade car elles brillent de
différentes couleurs selon leur classe. Il entame
des chants pour faire venir ses esprits auxiliaires : les
Pasuks. Ces derniers connaissent le chant des
flèches car chaque type de flèches
possède son pasuk. Quand le pasuk chante, le
chamane imite ce chant pour réveiller ses
flèches endormies dans leur bave, à
l’intérieur de son estomac mais aussi pour rendre
amoureuses les flèches homonymes, plantées
dans le malade par un sorcier, et reliées à
lui par un fil argenté tel celui d’une
araignée. Les pasuks peuvent eux aussi prendre la
forme de flèches et entourer le guérisseur
pour lui faire une cuirasse de protection le
protégeant des attaques sorcières. Car le
sorcier a ses propres pasuks qui peuvent l’attaquer en
jetant des flèches.
Le chamane doit d’abord couper les fils qui relient le
sorcier à ses flèches fichées dans le
malade, affaiblir les pasuks ennemis avec ses chants, et
alors les tsentsaks isolés dans le malade vont
commencer à sympathiser avec le guérisseur
puisqu’il possède de la bave et les flèches
homonymes et donc connaît leur chant et leur
langage. Il continue à agiter son balai de feuilles
pour refroidir et engourdir les flèches
maléfiques qui seront sans réaction. Les
siennes sont maintenant très impatientes d’aller
décoller leur homonymes. Alors il les souffle sur
l’endroit malade et ces dernières, collantes,
coupantes ou qui « s’enroule comme la queue d’un
singe » , détachent celles envoyées
par le sorcier.
Alors le chaman approche sa bave homonyme en appliquant sa
bouche contre la peau du malade et suce fortement puis
expectore avec force et renvoie sa flèche au
mauvais uwishin, ce qui le déclare, lui, vainqueur.
Mais si ses esprits serviteurs ne réussissent pas
à décrocher leurs homonymes, il donne un peu
de natem sur lequel il a soufflé au malade, de
façon que les flèches maléfiques
deviennent saoules et se décollent
instantanément. S’il en reste d’autres, d’un autre
type, il reprend du jus du tabac pour faire monter une
autre bave, avec d’autres esprits serviteurs ; ses esprits
auxiliaires lui proposeront d’autres chants et il
recommencera le même procédé.
Après la dernière succion, il reprend son
balai de feuilles et chante la fin des maléfices,
la santé recouvrée, la force du patient
comme celle de l’anaconda et du tigre. Il souffle une
dernière fois pour éloigner des maux
insignifiants et termine là le rituel. Il se
restaure avec le maître de maison. Ce dernier
décide de la rémunération.
Rencontre avec un chaman shuar
Dans notre étude, nous avons décidé
d’analyser le dispositif thérapeutique des indiens
shuars d’Amazonie équatorienne, à travers
l’observation d’un guérisseur particulier,
reconnaissant qu’il existe dans toute application et mise
en œuvre des pratiques thérapeutiques chamaniques
une part individuelle, idiosyncrasique, liée
à la personnalité et à la
sensibilité du thérapeute. Il s’agit donc
ici d’analyser les modifications produites par un
guérisseur sur un malade et surtout tous les moyens
exploités par celui-ci pour incarner la
pensée qu’il a sur la maladie puisque pour
pénétrer l’action des thérapeutes,
plutôt qu’étudier leurs théories, il
nous faudra observer leur pratique concrète. Ce qui
amène le chercheur (en Ethnopsychiatrie) à
analyser les actions du thérapeute sur le
modèle de la recette de cuisine : « Pour
obtenir tel effet, le thérapeute a fait cela. Il a
fait ceci et a provoqué cela chez le patient.
» Si nous acceptons de tester le postulat,
proposé par T. Nathan, selon lequel la
théorie d’un thérapeute, qui formalise sa
conception du désordre et les moyens pour y
remédier, est ce qui va déterminer la
guérison du patient, comment faire apparaître
cette pensée, principal moteur de l’influence,
c’est à dire quel dispositif méthodologique
mettre en place pour faire émerger quoi ?
J’ai rencontré Ricardo Tsakimp à Sucua, dans
la province de Morona Santiago, colonie blanche dans
laquelle sont installés de nombreux Shuar. C’est
dans cette ville que siège le conseil directif de
la FICSH (Federacion Interprovincial de Centros Shuar),
association fondée en 1964, dont la devise claire
et sans ambiguïté prône toujours
l’élévation sociale, économique,
morale et culturelle de ses membres (près de 35.000
soit environ 300 villages) et qui se charge de
défendre leurs droits et intérêts. R.
Tsakimp y vit avec femme et enfants. C’est un uwishin,
âgé de 43 ans, qui a été
initié dès son adolescence au
métier de guérisseur par différents
maîtres successifs et qui explique avoir beaucoup
appris seul, dans la forêt, en prenant de
l’ayahuasca et en rencontrant les plantes. Il affirme
vouloir continuer à apprendre et devenir toujours
plus puissant car il doit prouver à ses pairs qu’il
est capable d’assumer sa fonction de président de
« Conseil de Sages », mais aussi aux Indiens,
qu’il peut les représenter, défendre et
aider à la sauvegarde de leurs traditions tout en
s’ouvrant au monde extérieur.
Son activité professionnelle se répartit
entre :
1. Son rôle au sein de l’équipe des
dirigeants du « Département de Santé
Indigène » de la province de Morona Santiago
et qui dépend directement du Ministère de la
Santé Publique équatorien. Cette
équipe est chargée de l’implantation et la
sauvegarde de la Médecine Traditionnelle, de
promouvoir et socialiser la Médecine
Indigène « dans une nouvelle optique de
santé interculturelle
2. Ses activités au service de la communauté
en tant que guérisseur pour les indiens, les
métis et les blancs qui le sollicitent chez lui, le
soir, lorsqu’il rentre de son travail pour le
Département de Santé Indigène. La
rémunération est variable, parfois
laissée au bon vouloir du patient et plus rarement
jusqu’à 30 ou 50 dollars. Il se déplace
aussi en forêt, répondant à l’appel
d’une communauté, par l’intermédiaire de la
FICSH. Dans ce genre de cas, j’ai assisté à
des rémunérations traditionnelles sous forme
de poules.
3. Son travail en tant que président du
« Conseil des Sages » ou « Association
d’Uwishin » pour lequel il doit contacter, recenser
et convaincre d’autres chamanes de participer à
l’élaboration des statuts, à la mise en
place et l’application d’un cahier des charges. Ce conseil
a pour objectif de créer une unité en
regroupant les uwishin, de sauvegarder et fortifier la
Médecine sacrée et de la
révéler au monde pour démontrer les
connaissances possédées.
A mon arrivée, Ricardo m’a souhaité la
bienvenue en affirmant que j’étais chez lui comme
un membre de sa famille et m’a trouvé une chambre
chez un de ses ami, pour que je puisse avoir un coin
à moi pendant les trois mois qu’allait durer mon
séjour en Equateur. Il m’a proposé de le
suivre en forêt pour voir son travail pour le compte
du Département de Santé Indigène, de
venir de temps en temps le soir regarder le
déroulement de ses consultations et de
l’accompagner lors de cérémonie de soins
dans des communautés shuars de la forêt. Il a
souhaité, lui, regarder ma façon de faire
une réfléxologie plantaire et gardé
des schémas du système
énergétique en médecine chinoise, et
que j’avais amené pour échanger.
Pour cette étude, j’ai choisi de relater les
événements qui se sont
déroulés le samedi 16 novembre 2002 lors
d’une cérémonie de guérison dans la
communauté shuar de Santiago, près de la
frontière avec le Pérou, parce que je les
trouve représentatifs de tout ce que j’ai pu
observer et entendre durant mon séjour en Equateur.
Le motif de sa venue est la demande de la famille d’un
jeune homme de 17 ans, alité, très faible et
ne s‘alimentant plus et l’insistance de toute la
communauté à régler « une
épidémie de maladies diverses ». Il y
a quelques semaines (environ un mois), le jeune
était tombé d’un arbre et sentait quelques
douleurs dans les jambes. Puis en quelques jours, son
état s’est dégradé, il ne pouvait
plus mobiliser ses jambes. Ensuite son corps entier s’est
engourdi, il est devenu « sans force »,
« sans vie », ne pouvant plus ni se
déplacer, ni bouger normalement. Il a
arrêté de s’alimenter quelques jours avant
notre venue.
Nous arrivons à la communauté en fin
d’après midi. Après l’accueil traditionnel
avec la chicha, bière fermentée que
prépare les femmes, les habitants et
nous-mêmes nous dirigeons vers la bâtisse la
plus grande du lieu qui sert habituellement de salle de
classe. C’est un rectangle d’environ 8 xr 5 m dont les
seuls meubles sont des chaises disposées le long
des murs sur lesquelles s’installent les habitants de la
communauté en laissant libre le quatrième
côté pour les invités.
C’est une première réunion pour les
présentations et les souhaits de bienvenue : R.
Tsakimp présente sa femme venue pour l’assister et
moi, en tant que française sensibilisée
à leur effort pour faire admettre et valider leur
médecine traditionnelle comme la médecine
occidentale. Il me nomme « sa secrétaire
», ce qui provoque des rires et des paroles
d’accueil chaleureux chez le peuple shuar. Il
explicite ensuite son travail effectué dans le
cadre du Département de Santé
Indigène et ses efforts pour établir un
conseil d’uwishin. Il insiste sur le fait que cette
association prévoit la collaboration
bienveillante, le partage des savoirs, le respect d’une
éthique à définir entre les
différents uwishin du peuple shuar. Ensuite, il
exprime sa vision de la santé : dépendante
des échanges harmonieux avec tout ce qui nous
entoure, la nature, les autres ; et ceci dans un juste
équilibre, un respect de soi et de l’autre quel
qu’il soit : humain, animal, plante, caillou. Il parle de
la paix du cœur, nécessaire pour qu’advienne cet
équilibre essentiel au maintien d’une bonne
santé.
Remarque : Les shuars commencent
régulièrement leurs déclarations et
ponctuent leurs palabres de l’affirmation : « Nous,
peuple shuar de la province du Morona Santiago »,
« Nous, peuple shuar », « Moi, de la
communauté X du peuple shuar ».
Puis tout le monde se lève et sort pour manger et
de nouveau le village fait face aux invités seuls
installés sur des chaises, l’ensemble formant
presque un cercle. La femme de R. Tsakimp mange «
normalement ». Ricardo goûte un petit peu
à tout (bananes, yuca, riz et poulet) et dit qu’il
mangera après. Je mange un peu de bananes et un
plat de feuilles qu’ils ont préparé à
mon intention lorsqu’ils ont appris que j’étais
végétarienne. Je précise ces
éléments en rapport avec le repas puisque la
tradition dit que normalement, ceux qui « prennent
» c’est à dire qui vont boire le natem ne
sont pas sensés manger ou en tout cas, doivent
suivre une diète : pas de viande et
éventuellement un peu de banane.
Nous allons nous laver puis nous retournons tous dans la
bâtisse, disposés de la même
façon ; mais un meuble a été
rajouté : une petite table devant nos trois
sièges. Sur cette table, le thérapeute
dispose une bouteille en verre contenant de « l’agua
florida », une eau alcoolisée contenant des
plantes, une gourde contenant de l’ayahuasca, un petit
verre en métal de la forme d’un dé à
coudre mais en plus grand, des cigarettes, du jus de
tabac dans une gourde, des bougies qui sont
allumées et qui circulent dans la pièce pour
le besoin des déplacements.
Il fait nuit. R. Tsakimp demande à sa femme si elle
a le balai de feuilles ; cette dernière le lui
montre et le garde à la main. Il vérifie
qu’un seau se trouve non loin de ses pieds. Le malade est
amené sur une litière, portée par
trois hommes ; il semble inanimé ; il est
déposé sur le sol à droite devant R.
Tsakimp. Ce dernier se met torse nu, se pulvérise
avec sa bouche l’agua florida sur tout le corps, s’en met
sur le visage et la tête avec ses mains, puis en
verse un petite quantité dans ses mains qu’il porte
à son nez pour inspirer. Il dépose ensuite
du jus de tabac dans sa main droite et la porte
successivement à chacune de ses narines pour
l’inspirer. Il fume une cigarette de tabac. Il se verse un
verre d’ayahuasca, prend une cigarette de tabac, souffle
la fumée sur le liquide, plusieurs fois, ferme les
yeux et semble prononcer ou réciter une
prière (ses lèvres murmurent) et il boit le
natem. Il fume et attend.
Il commence à fredonner doucement. On entend les
bruits et babillages des enfants, des chuchotements, des
silences, la forêt. R. Tsakimp me demande si je veux
une cigarette. Je la prends et je fume. Il me demande si
je veux « prendre pour pouvoir voir ». Je
réponds oui ; il me demande alors ma main gauche
pour y verser du jus de tabac que je porte successivement
à chaque narine pour l’inspirer. On attend. Puis il
me propose une cigarette, remplit le verre avec
l’ayahuasca, (moins que pour lui), me le donne et,
désignant le liquide, me dit en français :
« concentration ». Je bois l’ayahuasca (en
respirant calmement et souhaitant que mon corps l’accepte
pour éviter que je ne me roule par terre en
vomissant). A la fin de la dernière gorgée,
des exclamations fusent que l’on peut traduire et
résumer par : « bien », « c’est
bien »…
Nous fumons. Ricardo chante. Il se dirige vers le
malade et souffle l’agua florida sur tout son corps. Il en
avale une gorgée, conserve le liquide dans sa
bouche et le pulvérise sur le visage. Puis
recommence la même opération mais
pulvérise sur le torse. Et ainsi successivement et
rapidement sur le dos, les bras et les jambes ; puis dans
les mains du patient qu’il amène contre ses narines
pour que le liquide soit inspiré.
Et il chante en secouant son pasauk (balai de feuilles)
partout autour et au dessus du malade allongé sur
le dos. Ensuite il applique sa bouche sur la peau du
patient, au niveau de son cœur et aspire fortement en
émettant des bruits de succion ; et en se relevant,
très vite, il recrache et vomi dans le seau.
Même chose au niveau des jambes, à deux
endroits différents.
La mère du patient, debout à coté de
lui, commence à invectiver en shuar et
émettre des plaintes à l’encontre
d’événements et de comportements dans le
village. Alors de plusieurs endroits de la salle, on
entend des personnes dire « la lumière, la
lumière ». Les quelques bougies sont
éteintes ; et dans un noir absolu, beaucoup de voix
qui me semblent en colère parlent, invectivent,
mais sans entamer de disputes ou de conversations. Les
voix expriment des doléances ; sentiments,
émotions et expressions de mal aise fusent à
travers la pièce. Le thérapeute accompagne
ces plaintes de chants et de paroles d’accueil et
d’apaisement. Il encourage chacun à s’exprimer
toujours librement mais sans animosité, à
établir des relations de confiance, d’harmonie et
à ne pas garder en soi les ressentiments. Il
écoute. Il répète ces quelques
phrases, comme une litanie, entrecoupé par ses
chants : « Il faut se parler, ne pas garder en soi
de pensées mauvaises, garder la paix dans le cœur
».
R. Tsakimp sort de la bâtisse quelques instants,
discute dehors avec quelques hommes qui l’ont rejoint,
revient, chante. Il parle de l’équilibre du bien et
du mal, en disant que tout ne peux pas être bon mais
il insiste sur la bonne volonté de chacun pour
créer des relations harmonieuses, pour que chacun
soit en paix et puisse sentir l’amour circuler et
fortifier son corps. La pensée, la parole et
l’action doivent être accomplies en conscience du
rôle et de la participation de chacun à
l’équilibre et la paix d’une famille, d’un village,
d’une communauté, de l’univers. Puis il demande que
quatre hommes du village se présentent devant lui
pour représenter la communauté : ils vont
être purifiés et prendre le natem pour voir
et le soutenir dans son travail.
Donc quatre hommes lui font face sur des chaises qui sont
installées devant lui. Le thérapeute leur
demande de se mettre torse nu et souffle l’agua florida
sur chacun d’eux, de la même manière qu’il
avait fait pour le patient et pour moi. Il leur verse le
jus de tabac dans la main droite pour que celui- ci soit
inspiré. Ils fument et pendant ce temps, d’une voix
très douce, R. Tsakimp évoque à
nouveau l’équilibre de tous dans et avec l’univers,
la paix du cœur et la paix dans la communauté. Puis
les quatre boivent l’ayahuasca et le thérapeute
chante. Il se lève et pose ses lèvres sur la
peau, à l’endroit du cœur de chacun des quatre
hommes, fait une succion et recrache dans le seau. Ils
fument. Tout le monde attend. Certains papotent, certains
rient, les enfants se promènent parfois.
L’atmosphère a changé, l’ambiance me semble
maintenant plus légère. Ricardo se
lève de son siège et s’approche du malade,
refait une soplada (aspersion d’eau florale
alcoolisée) sur toutes les parties de son corps,
chante en agitant le balai de feuilles et aspire à
différents endroits du corps : d’abord le cœur et
ensuite les jambes ; il prend de l’agua florida dans sa
bouche, aspire bouche contre la peau du malade, et
recrache. Après chaque succion, il crache en
expectorant bruyamment et parfois vomi, dans le seau qu’il
garde non loin de lui. Au moment où il crache et
vomit, de nombreuses voix encouragent, entérine son
action de rejet et ce qui est dit provoque parfois le rire
dans l’assemblée. R. Tsakimp recommence 3 ou 4 fois
la succion. Il chante et agite son balai de feuilles
autour du patient. Puis il réalise, avec sa main
droite, comme une spirale au dessus et des pieds à
la tête du malade, s’arrête sur la tête
et envoie sa main vers le ciel en disant : «
shshshsh… ». Il pose cette main sur la tête du
jeune homme et récite un « Notre Père
» en espagnol. Puis se rassoit. Il demande s’il y a
autre chose. Quelques mères s’approchent avec leur
enfant et montrent une le ventre, l’autre la tête…
Rapidement, R. Tsakimp réalise une soplada, aspire,
recrache et récite un «Notre Père
», la main posée sur la tête de
l’enfant. Les gens commencent à partir, la
lumière est rallumée et deux hommes
emmènent le patient. Nous allons nous coucher. Il
est un peu plus de une heure du matin. Le rituel a
duré environ 5 heures.
Le lendemain, le jeune homme vient à notre
rencontre, marchant et souriant, et dit combien il est
« heureux de revivre » : « Je mourais,
je ne pouvais plus bouger, mon corps était faible
». Il parle avec enthousiasme des nouvelles
sensations de son corps, de sa force retrouvée. Et
peu avant notre départ, tout le monde se
réunit de nouveau dans la bâtisse. Plusieurs
personnes prennent la parole pour remercier en leur nom,
au nom du village, dire combien tout était «
oppressé » et comment ils sont «
libérés » maintenant. Ils disent que
Ricardo a effectué un travail pour quelque chose
qui traînait et s’amplifiait depuis un moment, et
que beaucoup étaient « aigris » (je ne
suis pas sûre de la traduction) mais que maintenant
«la joie est revenue. Nombreux insistent sur ce
sentiment de joie et de paix retrouvée et le fait
d’être de nouveau ensemble avec les autres. Chaque
famille amène une poule devant R. Tsakimp qui
m’explique que c’est le paiement rituel pour ce genre de
guérison. Il est invité à revenir
sans laisser passer trop de temps, puis nous repartons en
pirogue à moteur avec toutes les poules.
Analyse du dispositif thérapeutique
relaté

Nous allons essayer d’analyser ce dispositif
thérapeutique c’est à dire de
décortiquer son fonctionnement :
Quelles sont les pièces (actes, objets) qui
ensemble, provoquent chez le patient, une transformation,
un changement d’état par rapport à celui qui
préexistait avant leur utilisation par le
thérapeute ?
Tobie Nathan parle de transformation radicale, de
modification de l’être du patient comme le
résultat induit par une intention
thérapeutique. Mais ici, quels sont les
éléments, opérateurs de changements,
regroupés pour exprimer cette intention ?
Nous allons aussi essayer d’évaluer son
efficacité (Y a- il vraiment modification du
patient ? Et comment cela se manifeste ?), tout en
cherchant une définition du désordre
observé : le choix des éléments
assemblés, de part la définition de leur
fonction, le motif générant leur maniement
et la représentation que s’en fait le
guérisseur et le groupe auquel il appartient, ce
choix donc, est une explication du désordre
puisqu’il le définit par les objets, les choses
nécessaires pour s’en débarrasser.
Je prends un exemple : Si je vais chercher un litre de
destop, sachant que ce produit est un déboucheur
puissant qui a pour action de dissoudre
intégralement toutes les matières
organiques, la caissière, qui ne me connaît
pas, mais partage la même culture que moi, pourra
quand même en conclure que j’ai un problème :
mes canalisations sont bouchées.
Mais voyons d’abord quels sont les instruments qu’utilise
le thérapeute :
Le tabac :
Nous avons vu que, dans la tradition shuar, le jus de
tabac provoque la montée de la bave, matrice des
flèches, dans la bouche du thérapeute. Ainsi
il pourra se servir de ses flèches, ses esprits
serviteurs qui vont décoller les flèches
homonymes fichées dans le corps du malade. Ces
tsentsak sont comme des outils pour découper,
décoller le mal du patient. Le tabac, défini
comme une plante sacrée, est soufflé sur
différentes parties du corps du patient ainsi que
sur les préparations de plantes parce qu’il chasse
les impuretés, il permet d’être plus
concentré, de nettoyer sa vision et se
protéger. C’est pourquoi « les esprits te
disent : Fume ! ». En effet, on fait venir les
esprits par le moyen du tabac, fumé ou en jus,
parce que le mythe d’Etsa (le soleil), nous dit que Iwia,
prisonnier des aubépines qui l’encerclaient de tous
cotés, réussit à attirer vers lui
Jempe, le colibri, lui- même hypostase de Etsa,
grâce à une plante de tabac. Jempe
délivra Iwia. Or ceci ne fut possible que
grâce au tabac.
L’Homme shuar, et en particulier l’uwishin, ne fait que
s’approprier et utiliser des techniques et des pratiques
dont les fondements sont dans les mythes. Et ces derniers,
selon T. Nathan, sont comme des modes d’emploi, des
manuels listant les moyens pour solutionner les
différents obstacles sur le chemin de la vie et
donc des « instruments de réparateurs
». Donc pour les shuars, la plante de tabac est
utilisée pour nettoyer, augmenter la concentration
et la vision, et appeler les esprits.
Le natem (ayahuasca) :
Dans la tradition mythique, c’est elle (associée,
potentialisée par le tabac) qui ouvre la vision du
thérapeute ; elle lui permet de déchiffrer
l’invisible et donc dévoile la cause du
problème. En effet, après son ingestion, le
chamane VOIT le corps du malade comme s’il était
transparent et peut lire le SIGNE inscrit dans ce corps,
signe visible de lui seul. Et parce qu’il voit et comprend
l’INVISIBLE à travers le patient, il peut poser un
DIAGNOSTIC. Le natem lui ouvre la connaissance, lui
enseigne la raison du désordre, lui permet de
formuler une interprétation et de réaffirmer
sa position d’expert du mal.
Les chants :
Ici encore, il faut faire appel à la mythologie
pour savoir que Tsunki, premier chamane, sifflait une
mélodie pour appeler ses flèches
puissantes . Ainsi, le chamane commence à chanter
pour appeler Tsunki, divinité de la
guérison, puis il chante pour appeler ses esprits
auxiliaires qui vont le défendre contre les
attaques en sorcellerie, contre les esprits auxiliaires de
celui qui a envoyé des tsentsak dans le malade. Et
il chante encore pour réveiller ses esprits
serviteurs endormis dans son estomac. Puis pour rendre
amoureux ceux accrochés dans le malade.
Les chants appellent les esprits, la force curative des
plantes, des écorces, des bois et « ce sont
les esprits (qui) nous apprennent à chanter
». Les chants du chamane sont donc un instrument
d’appel aux esprits et divinité qui vont le
soutenir, le protéger et l’aider pour son rituel de
guérison, mais aussi de son propre pouvoir qui
s’appuie sur l’existence de ses invisibles
Le balai de feuilles :
Il engourdit les esprits fichés dans le malade. Cet
outil est donc également un moyen d’action sur
l’invisible.
La soplada :
Le thérapeute met dans sa bouche de l’agua florida
puis le souffle en pulvérisation sur tout le corps
(du malade, de ceux qui l’accompagnent, le sien) et ceci
pour le nettoyer, le purifier et «pendant qu’il fait
une soplada, le curandero pense qu’il guérit le
patient et qu’il chasse le mal de son corps ». Cette
aspersion purificatrice permet aussi de mieux se
défendre contre l’adversité parce qu’elle
protège du désordre, du
déséquilibre.
La succion :
C’est l’action que réalise le thérapeute
après avoir diagnostiqué, appeler ses
esprits (auxiliaires, serviteurs, et s’être
référé à Tsunki) ; il aspire
et recrache le tsentsak, maléfique pour le malade
puisque ce dernier ne possède pas la matrice pour
accueillir ces esprits dans son estomac.
Notre Père :
Certainement un héritage des jésuites,
reflet d’une adaptation et d’une évolution
tournée vers l’échange des outils et des
représentants d’autres formes de guérison.
La parole :
Elle accompagne différents temps de la
cérémonie : ainsi, R. Tsakimp rappelle que
l’équilibre, l’harmonie dans son propre corps,
dépend et influence les relations avec les autres,
avec la communauté, celle des hommes et des
esprits. C’est un jeune homme qu’il vient soigner mais il
interpelle le village entier, il inclut dans le
désordre toutes les familles de Santiago, et leurs
relations qui dérangent l’ordre du monde. C’est la
communauté qu’il va finalement soigner en demandant
à quatre d’entre eux de participer au rite de
libération. C’est donc la communauté qu’il
doit guérir. L’accent est déplacé du
symptôme exprimé par le malade à
l’ensemble des habitants du lieu. En effet, le
guérisseur relie et réintègre
l’individu souffrant à sa famille et à son
groupe social de référence puisque son
interprétation introduit les interactions
réciproques des êtres (en particulier
proches) dans l’explication du désordre et la
représentation de la maladie telle qu’elle est
véhiculée par les traditions shuars. Ainsi,
les thérapeutes sont avant tout des sortes de
distributeurs d’appartenance fondamentale. De plus, le
groupe amène au chamane un patient parce qu’il est
tombé d’un arbre, et le chamane
réinterprète la maladie, déplace le
symptôme en rappelant, dès les
présentations et souhaits de bienvenue, sa propre
conception de la santé : l’importance de l’harmonie
et des échanges bienveillants pour un
équilibre de l’homme dans et avec l’univers.
Cette parole agit aussi parce qu’elle extirpe le sens (des
choses) dans des lois connues de tous, rappelées
par un spécialiste initié à leur
fondement et qui, en plus, s’est déclaré
représentant de l’association uwishin auprès
du gouvernement, donc expert doublement reconnu : par ses
pairs et par les politiques, étrangers à son
monde. Or, il semble même qu’il est d’autant plus
efficace que son expertise est reconnue dans son
environnement par le plus grand nombre.
A travers le développement de tous ces points, il
apparaît que le thérapeute questionne,
demande de l’aide et agit sur l’invisible. Ses
instruments, ses actions, sont là pour exprimer et
prouver le fait qu’il VOIT donc qu’il SAIT. Ses actions,
ses objets, imbriqués comme des rouages, sont
l’expression scénique, la définition «
en actes » de la théorie qui permet de
remédier au désordre, et donc par extension,
de la théorie du désordre. En effet,
T. Nathan affirme que la principale fonction des objets
est de démontrer la pensée théorique
des thérapeutes. Et cette pensée s’appuie
sur des représentations conceptuelles
exprimées dans des mythes or, pour les peuples
chamaniques, les légendes fondent le monde, elles
en sont la réalité profonde (…), ont la
même signification et le même rôle que
nos théories scientifiques : celui d’orienter la
vie sociale dans tous ses développements. Elles
sont « matrice de sens », origine de la
théorie des thérapeutes. Et ici, le sens
fait intervenir un monde caché, invisible, mais qui
se dévoile au chamane, car ce qui à la fois,
cause le désordre et va débarrasser le
patient de son mal, ce sont les esprits serviteurs et
auxiliaires. Or, le guérisseur a appris :
- à les voir avec le natem
- à leur parler et les rendre amoureux avec
les chants
- à les influencer avec le tabac
- à les modifier avec le balai de feuilles
- à les évacuer avec le « Notre
Père »
Lui seul, initié, peut les influencer et les
utiliser comme opérateurs thérapeutiques,
opérateurs de changement dans le patient mais aussi
dans la communauté qui est interrogée et
remise en question à l’occasion de sa rencontre
avec ces invisibles.
Et pour mobiliser ces opérateurs :
- les leviers thérapeutiques sont alors
les plantes, les chants, les prières, que le
guérisseur manipule,
- manipulations qui interviennent dans le cadre de
procédures thérapeutiques : souffler,
chanter, sucer
L’ensemble : opérateurs, leviers,
procédures, exprimant et révélant sa
théorie du désordre. Pour reprendre Nathan,
dans ce dispositif thérapeutique chamanique,
l’être qui cause, qui produit ce que j’observe
1
: cette chose est l’invisible, sous forme d’esprit, car
dans ces mondes, le désordre se
révèle toujours nœud de communication,
croisement des chemins, là où
précisément, les univers se superposent
2.
Ainsi, le thérapeute, et selon les fondements
théoriques reconnus exact par la
société qui l’a construit, postule
l’existence et l’action des invisibles (à l’origine
du désordre), donc déploie et articule ses
techniques à partir de la base conceptuelle de
départ ; Et puisqu’il ne s’agit pas ici de discuter
du degré de «vérité » des
interprétations mais d’observer la
conséquence de leur mise en acte, nous pouvons
remarquer que ce dispositif précis provoque une
transformation du malade
- porteur de symptôme en un être porteur
d’un signe, d’un message pour la communauté.
- souffrant, en une personne se décrivant
guérie avec une « nouvelle force »
redistribue et vivifie les interactions autour du malade.
En introduisant du sens, le thérapeute
révèle et rend visible les réseaux
(familial, social, des divinités) qui s’imbriquent
pour créer la réalité. Il va chercher
les causes dans le caché et le collectif
puisque le naturel, le collectif et le surnaturel ne
forment pour lui qu’une seule réalité et que
l’essentiel consiste à interpréter, à
conférer du sens
3. Et si
après l’identification du coupable, le malade
guérit , c’est que ce dispositif fonctionne. Or ce
système n’a pas seulement une action
thérapeutique avec pour conséquence un
changement radical chez le patient, sa famille et son
groupe de proches ; l’influence déborde (et c’est
en tout cas le souhait de son représentant : le
chaman) vers d’autres sphères de la vie sociale et
politique.
Revendication ethnique
En effet, la tradition chamaneique est un facteur
d’identité sociale, culturelle et ethnique de
première importance pour bon nombre de peuples
indigènes en Amazonie
4
et les chamanes incarnent cette tradition, la rendent
vivante et sont alors gardiens des fondements du groupe et
d’un système de pensée et d’actions
orienté vers la société. C’est donc
une évidence qu’ils représentent le fer de
lance et la vitrine de leur culture dans la bataille pour
la reconnaissance et surtout l’acceptation de leur
différence dans leur identité.
Ils font partie de notre présent, et leur
proposition d’explication du monde est un
système ouvert qui n’est pas incompatible avec les
progrès technologiques ; ils s’adaptent et
fécondent leur univers avec les outils et
pensées du monde occidental. Ainsi, R. Tsakimp
surfe régulièrement sur Internet, voyage et
pourtant continue à rencontrer son
maître-chamane et à être
enseigné par les esprits : Le temps de la
résistance ethnique ouvertement
déclarée est terminée. Il faut savoir
intégrer la modernité pour continuer
à faire vivre la tradition
5.
Le département de Santé Indigène de
Morona Santiago veut associer la médecine
occidentale à la médecine traditionnelle et
donc marier « leur manière de voir le monde
matériel et spirituel » avec les instruments
et pratiques des médecins blancs. Comme la
démarche du guérisseur est additive, parfois
même multiplicative, il s’intéresse aux
autres thérapeutes, à leurs techniques et
leurs manières de faire exister le monde. Aussi,
(en Equateur, en Colombie…), malgré les
rivalités permanentes entre chamanes, ils
s’associent, créent des réseaux de soutien,
élaborent des statuts, élisent des
représentants et participent plus que jamais
à la construction de leur devenir comme
société amérindienne.
Grâce à cette unité recherchée
et renforcée entre les uwishin shuar, ils explorent
les moyens de sauvegarder, améliorer et
développer leur médecine sacrée, en
la dévoilant stratégiquement au reste du
monde, pour qu’elle soit reconnue en tant que réel
savoir, donc respecter et valoriser. C’est parce qu’ils se
réunissent, construisent et intègrent des
associations que les guérisseurs continuent
d’exister et portent le groupe auquel ils appartiennent.
Ils sont même considérés comme ce qui
va fortifier le DPSI. Car n’oublions pas que loin de se
considérer comme nos ancêtres, ils sont les
tenants d’une autre manière de vivre et de
concevoir le monde, comme nous ils inventent le monde
depuis des millénaires.
Conclusion
Symbole d’une culture, interface entre les mondes,
créateur de réseaux, le chamane shuar est
aussi le dépositaire d’une théorie sur la
guérison. Théorie qui désigne le
désordre comme une anomalie dans les interactions
de « l’être avec » : sa famille, son
groupe, l’univers.

A travers l’un de ses membres, c’est
l’ensemble de la communauté qui est touchée,
perturbée par l’action d’un invisible. Et c’est
bien l’intention et l’intervention du thérapeute,
son interprétation du désordre qui
transforme le malade isolé dans sa souffrance en un
élément porteur de sens pour son groupe. Or
ce thérapeute, lui aussi membre de ce même
groupe, représentant de son noyau (de ses
pensées les plus profondes), est inclus dans
d’autres réseaux avec encore d’autres intentions :
sociale, politique. C’est l’imbrication de tous ces
éléments-là : le thérapeute,
sa théorie (incarnée par ses objets), son
inscription dans différents réseaux et
associations (et le pouvoir qu’il en retire), qui sont
actifs lors d’un rituel de guérison ; et qu’il est
donc nécessaire d’étudier pour comprendre ce
qui est à l’origine de la guérison d’un
patient. Ainsi peut-être sera-t-il possible,
à partir de l’exploration des déterminants,
parmi les thérapies et psychothérapies, de
créer des modèles théoriques
explicatifs du fonctionnement de ces pratiques.