LA TRIBUNE ARUTAM SUR LE
NEOCHAMANISME
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Le chamanisme téléphonique
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« ALLO ? Vous m’entendez ? Ecoutez, j’ai
besoin de votre aide. J’ai un patient près de moi. Il
est venu de loin pour se faire soigner…Oui, oui, pas de
problème, j’attends… »
Le chaman abaisse sa main qui se trouvait sur son oreille.
Son appel téléphonique virtuel est suspendu. En attendant,
il se concentre sur le corps douloureux du malade pour
faire un premier diagnostic. Il reste immobile, les yeux
fermés. Après quelques instants de silence, le chaman
rapproche à nouveau la main de son oreille :
« Allo ?... Oui je vous
entends bien. Je voudrais entrer en contact avec le
docteur en chirurgie du fleuve Ucayali. J’ai besoin de
lui pour faire un travail demain… Donnons-nous
rendez-vous à 20h30… Je commencerai à soigner mon
patient dès 19h et le docteur nous rejoindra à 20h30…Ok,
à demain ! »
Le chaman annonce alors à son patient qu’il le soignera
demain à l’aide d’un docteur en chirurgie venant de loin
pour l’examiner. Il ajoute qu’il a appelé tous ses
esprits, 470 au total, pour qu’ils viennent l’examiner eux
aussi.
Après que le patient se soit endormi, j’interroge le
chaman :
- Pourquoi n’as-tu pas
commencé à le soigner aujourd’hui ?
- C’est dimanche et tu
sais bien que le dimanche, c’est jour de repos. Comme
notre Seigneur catholique me l’a demandé, je ne
travaille pas, sauf en cas d’urgence. Par contre j’ai pu
contacter mes esprits grâce au « téléphone spirituel ».
Le docteur sera là demain. C’est un très bon chirurgien
qui vit sous l’eau, dans la rivière où mes esprits ont
découvert les médicaments qui m’ont soigné. Il m’a
appris à faire des opérations spirituelles. Je fais
comme les médecins des hôpitaux, mais de façon
spirituelle. Ca fonctionne très bien.
Cette session de guérison me paraît si farfelue que j’ai
peine à m’endormir. Le chaman en l’espace de quelques
minutes a mêlé thérapie chamanique, médecine occidentale,
christianisme et technologie. Et il n’a pas fini de
surprendre l’ethnologue que je suis. Quelques jours plus
tard, une de mes connaissances de la ville débarque à moto
chez le chaman. C’est un colombien assez aisé, aimant les
Nike et les chaînettes en or autour du cou. Ce soir-là, le
chaman et sa famille se sont regroupés autour de lui et
l’ont longuement observé en silence. Il a reçu un appel
sur son portable. Tout le monde, le chaman y compris, a
été intrigué par cet appareil faisant plein de bruits
étranges lorsque l’on tape sur ses touches lumineuses.
Il a fallu peu de temps au chaman pour s’approprier cette
nouveauté technologique. Le soir même, il m’explique que
certains de ses esprits, ceux qui se trouvent en ville,
possèdent de petits téléphones dans leur poche.
- Comme celui qu’avait
mon ami ?
- Exact. C’est pratique
! Grâce à ce téléphone, je peux les appeler à n’importe
quel moment et ils me répondent. Pas besoin qu’ils
soient à un endroit précis.
Appeler ses esprits se trouvant quelque part dans
l’univers qu’il m’a décrit, recevoir des coups de fil de
leur part et mieux encore, appeler des esprits en ville
avec un téléphone portable, voilà un véritable chamanisme
high tech ! C’est un méli-mélo incroyable, un pot-au–feu
de traditions chamaniques et de modernité technologique.
La nébuleuse
néochamanique
Peut-on encore parler de « chamanisme » dans le cas de
l’utilisation d’un « téléphone spirituel » pour
communiquer avec les esprits, à la place des icaros, les
chants traditionnels d’appel ? Comme beaucoup, je n’ai pu
m’empêcher de sourire lorsque j’ai entendu parler pour la
première fois d’une pratique à mes yeux si fantaisiste.
Quelle idée ! Communiquer avec les esprits par téléphone !
Mais est-ce que cela retire pour autant toute crédibilité
aux pratiques de ce chaman yagua ? Doit-on le considérer
comme un charlatan ? Se dire qu’il est en train de suivre
le « triste » chemin de l’acculturation ? Ou encore qu’il
s’agit d’une nouvelle forme de chamanisme, le «
néochamanisme » ?
Pour y répondre, attardons-nous sur ce concept. Depuis les
années 60-70, l’attrait de l’Occident pour les pratiques
chamaniques s’est intensifié. Si le mouvement a pris son
essor aux Etats-Unis, l’Europe a suivi rapidement, en y
ajoutant des éléments celtiques ou nordiques : l’héritage
de la culture de la « défonce » (l’intérêt pour les
substances psychédéliques) des années 60 s’est mêlé aux
religions chamaniques, aux tendances écologistes ainsi
qu’à toutes les techniques de réalisation de Soi1.
Le néochamanisme est donc avant tout un mouvement
occidental, bien que certaines de ses propriétés puissent
se retrouver chez des praticiens non-occidentaux, comme
nous le verrons par la suite.
Qu’il se base sur des traditions amérindiennes, celtes ou
autres, le néochamanisme se différencie du chamanisme par
quelques caractéristiques fondamentales. Robert J. Wallis2,
archéologue et historien, souligne trois aspects qui se
retrouve dans la plupart des mouvements néochamaniques :
l’universalisation du chamanisme et l’extrapolation de son
contexte d’origine, l’individualisation et la
psychologisation ainsi que la diffusion des idées
primitivistes et l’idéalisation du chamanisme.
Pour commencer, les néochamans décontextualisent le
chamanisme dans le sens où ils se débarrassent du bagage
culturel concernant l’ethnie d’où émanent les pratiques
qu’ils étudient. Seul est retenu ce qui est perçu comme
formant le cœur du chamanisme, toutes les élaborations
propres à chaque culture étant abandonnées, car trop
spécifiques.
Alors que dans les sociétés chamaniques, la fonction du
chaman est perçue comme contraignante et risquée, elle
est, pour beaucoup de néochamans, accessible à tous et
sans danger. Les esprits des néochamans sont pour la
plupart présentés comme cléments et les aspects plus
sombres du chamanisme sont évités.
Un autre aspect fondamental du néochamanisme concerne ses
ressemblances avec les techniques psychothérapeutiques.
Les néochamans ont en effet tendance à mettre de côté les
pratiques à l’intention de la communauté pour se tourner
vers l’individu. Certains cherchent moins à voyager à
l’extérieur (dans le monde invisible) qu’à l’intérieur
d’eux-mêmes. Un de leurs objectifs primordiaux est
d’effectuer un travail sur eux-mêmes.
De même, la guérison s’apparente plus à un processus
psychologique puisqu’il peut être difficile, pour un
Occidental, d’accepter une cause « spirituelle » à sa
maladie, qu’elle soit liée à l’action d’un sorcier ou
d’esprits malveillants. Par ailleurs, le chamanisme est
bien souvent perçu par les néochamans comme étant la plus
vieille et la plus authentique religion du monde. Il
devient ainsi une forme spirituelle figée dans un âge «
primitif ». En réalité, il n’est absolument pas fixe ni
immuable et s’adapte très facilement à de nouvelles
situations socioculturelles.
Enfin, le néochamanisme tend à idéaliser les chamans en
les enfermant dans les stéréotypes du « bon sauvage ». Ils
sont souvent présentés comme plus proches de la nature et
plus écologiques que l’homme moderne, alors qu’il arrive
que les sociétés chamaniques ne soient pas forcément plus
respectueuses de l’environnement qu’une société moderne.
Ils sont perçus comme créateurs d’harmonie alors que bien
souvent, ils sont aussi créateurs de désordre. Le monde
dans lequel le chaman évolue est, en réalité, fait de
forces bienfaisantes et malfaisantes, pouvant être
utilisées à bon ou à mauvais escient.
L’ « ethnologie WWF »
Il n’y a pas que les néochamans qui portent un regard
biaisé sur le chamanisme en l’enfermant dans un certain
nombre de stéréotypes. Les anthropologues ont eux aussi
leur idée au sujet de ce qui doit être considéré comme un
« vrai » ou un « faux » chaman. Une bonne partie d’entre
eux s’interroge en effet sur la question de l’authenticité
du néochamanisme face à un chamanisme dit « traditionnel
». Ce dernier serait à préserver, comme on le ferait avec
une espèce en voie de disparition, et l’autre à éradiquer.
D’où découle l’idée d’une « ethnologie WWF » : une
ethnologie qui ne prend au sérieux que les traditions
qu’elle considère authentiques et méprise celles qui s’en
éloignent.
Or pourquoi ne pas prendre au sérieux un chaman qui
téléphone à ses esprits ? Est-ce parce qu’il est trop
inventif ? Parce qu’il mêle toute sorte de savoirs trop
différents les uns des autres ?
Le « téléphone spirituel » n’est en fait rien d’autre,
dans la perspective du chaman yagua, qu’un nouveau pouvoir
qui le rend plus puissant encore. Il serait faux de penser
que l’adoption du téléphone, ou l’idée d’un Dieu
catholique, témoigne d’une perte identitaire. Les indiens
d’Amazonie en général, et les chamans en particulier, ont
toujours été animés par le désir d’enrichir leur culture.
C’est pour cette raison qu’ils adoptent des connaissances,
des outils et des techniques appartenant à d’autres
peuples, autochtones ou non. Ce chaman yagua est donc un
maître, conscient ou inconscient, des transformations que
subit sa culture. Pour lui, cette transformation n’est pas
synonyme d’acculturation, mais d’enrichissement.
Le chamanisme téléphonique est un phénomène qui reflète la
capacité des chamans à adapter leur savoir à de nouvelles
circonstances sociales. Et c’est cette capacité qui est la
clef de la survie du chamanisme en Amazonie aujourd’hui,
alors même que le contact des chamans avec la société
moderne s’intensifie toujours plus. Sans adaptation, pas
de survie possible. Et l’adaptation entraîne des
modifications. Il me semble donc beaucoup plus intéressant
pour les anthropologues d’aller au-delà de leurs préjugés
afin d’observer comment le chamanisme évolue aujourd’hui
et quelles sont les explications qui peuvent être données
au sujet de ces évolutions3.
Le « téléphone spirituel
» : une forme de néochamanisme ?
Reste à savoir si la pratique du « téléphone spirituel »
doit être considérée comme une forme de néochamanisme. Si
l’on s’en tient aux caractéristiques du néochamanisme
telles que précédemment évoquées – la décontextualisation,
la psychologisation et l’idéalisation du chamanisme – il
n’en est rien. En effet, les pratiques du « chaman
téléphoniste » se rattachent à une cosmologie
particulière, celle des Yagua, même s’il innove dans
certaines de ses techniques ou qu’il s’adresse à des
esprits en provenance d’une autre culture que la sienne,
comme le « docteur en chirurgie » ou le « Dieu catholique
». D’autre part, la dimension psychothérapeutique est
absente : ni lui, ni ses patients ne cherchent à faire un
travail sur eux-mêmes. Ce chaman ne possède pas non plus
les mêmes idéaux que ceux qui circulent dans le milieu
néochamanique : à l’instar de la plupart des indiens, il
s’éloignerait par exemple très volontiers de la nature
s’il en avait les moyens, pour aller vivre dans une maison
de ciment en ville, avec tous les biens matériels qu’il
pourrait posséder. De même, sur le plan spirituel, ce
chaman doit toujours être sur ses gardes, puisqu’il peut
être attaqué à tout moment par un esprit malfaisant ou par
un autre chaman. Ainsi, il me racontait les nombreuses
fois où il avait dû prendre part à un combat dans ses
rêves ou encore quand il avait reçu ou envoyé des
fléchettes invisibles empoisonnées à d’autres chamans. Il
est donc autant admiré que craint. Ainsi, il arrive
souvent qu’un chaman ait des conflits pouvant mener
jusqu’à la mort.
Je suggère l’idée selon laquelle les caractéristiques
essentielles du néochamanisme ne peuvent surgir que
lorsque les chamans amazoniens ont un contact fréquent
et/ou prolongé avec des Occidentaux, comme c’est le cas
pour certains chamans installés en ville ou soignant
principalement des touristes européens ou nord-américains.
Un jour, un chaman de l’ethnie Shipibo, vivant près de
Pucallpa, en Amazonie péruvienne, m’a confié que pour être
un bon chaman aujourd’hui, il fallait être à la fois un
médecin, un sage et un chef d’entreprise. En tant que bon
businessman, il ne travaille plus qu’avec des touristes à
la recherche de fun ou de spiritualité. Pour lui, le
chamanisme est devenu une « affaire qui roule ».
Les cérémonies que ce chaman organise prennent un tout
autre sens que celles qui s’adressent à des apprentis
chamans locaux. En général, en Amazonie, l’initiation
chamanique se passe entre un maître et son élève, dans un
lieu retiré. Régulièrement, le maître invite l’apprenti à
boire des décoctions de plantes hallucinogènes pour entrer
en communication avec le monde invisible. Les esprits
rencontrés lui permettent d’acquérir un certain savoir,
puis un pouvoir pour agir sur le monde des êtres humains.
Ainsi, le chaman peut créer ou maintenir un certain
équilibre (ou un déséquilibre) tant au niveau écologique,
biologique que social.
Ce que l’on pourrait appeler le « chamanisme pour
touristes » est bien différent. Très souvent, les
cérémonies se déroulent avec un grand nombre de néophytes
qui cherchent à vivre une expérience intense avec une
plante aux effets visionnaires puissants. Dans ce cas, son
séjour est de courte durée. Parfois, il désire retrouver
une spiritualité perdue, une harmonie avec la nature et
effectuer un travail sur soi qui s’apparente à du «
développement personnel ». Il séjourne alors quelques
semaines, voire plusieurs mois dans un centre chamanique
pour Occidentaux. Le nouveau savoir et les pratiques
chamaniques transmises dans ce cas s’apparentent souvent
au néochamanisme, si l’on s’en tient aux quelques
caractéristiques que j’ai mentionnées. Comme pour le «
chamanisme téléphonique », le « chamanisme touristique »
nous montre que les chamans sont d’excellents jongleurs,
en ce sens qu’ils peuvent manier des savoirs et des
pratiques de provenances multiples. Leur grande force est
de s’adapter à toutes les situations socioculturelles se
présentant à eux.
Le « chamanisme pour touristes » pourrait lentement
glisser vers une forme nouvelle de néochamanisme, nouvelle
en ce sens que ce ne sont pas des Occidentaux qui se
réapproprient des traditions chamaniques, mais des chamans
amazoniens qui modifient certains concepts, certaines
pratiques pour s’adapter à la demande occidentale. Ni
bien, ni mal, ce glissement est une conséquence à la fois
de la capacité d’adaptabilité des chamans, mais aussi de
la mondialisation qui, à sa manière, touche l’Amazonie et
ses habitants.
Marie-Laure Schick
1 Pour en
savoir plus au sujet des différentes tendances se
retrouvant au sein des mouvements néochamaniques, voir
Vitebsky P., Les chamanes, Ed. Albin Michel, 1995 et Kehoe
A., Shamans and Religion, Ed. Long Grove, 2000
2 Wallis Robert J., Shamans/Neo-Shamans, Ed.
Routledge, 2003
3 L’article « The Selling of the Shaman and the
Problem of Informant Legitimacy » de D. Joralemon illustre
parfaitement bien le recul qu’un anthropologue cherche à
prendre – et les difficultés qu’il a à le faire – face à
certaines modifications du chamanisme en Amazonie
péruvienne, en l’occurrence sa commercialisation et la
modification de certaines pratiques chamaniques (Journal
of Anthropological Research, vol. 46, 2, 1990)
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Le long fleuve du chamanisme
traditionnel
Jean-Marc Pierson
Chamanisme,
chaman...
le problème
avec ces mots est que leur sens est en pleine
évolution,
et qu'il est
bien difficile de savoir aujourd'hui ce qu'ils
désignent…
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Lors de mon récent séjour chez Francisco Montes, un chaman
capanahua ayant un centre de soins en Amazonie péruvienne,
l’ensemble du monde blanc était représenté, depuis
l'Australie jusqu'à l'Amérique du Nord (Canada,
Etats-Unis) en passant par l'Europe (Suède, Irlande,
France), par la petite dizaine de personnes en séjour dans
son centre. S'agit-il de néochamanisme, sous prétexte que
des Occidentaux sont là pour découvrir ses enseignements
et expérimenter ses plantes médicinales ?
Pourtant, Francisco est bien un chaman autochtone, élevé
dès son plus jeune âge par sa grand-mère suite à une
vision qu'elle a eu, puis à sa mort par son oncle, lui
aussi capanahua. Chose étrange cependant, les cérémonies
ont lieu deux fois par semaine, les mardi et vendredi, car
selon lui ces jours sont particulièrement propices, le
mardi étant le jour de Mars et le vendredi, le jour
de Vénus… Je lui ai demandé s'il s'agissait bien d'une
tradition indienne, et il m'a répondu par l’affirmative
sans même hésiter un instant. Sa notion de la tradition ne
semble pas interdire le mélange des cultures ! Pourquoi le
devrait-elle d’ailleurs ? Car pour lui, tradition veut
dire transmettre : elle est comme un fleuve qui s'écoule
avec le temps et que rien ne peut empêcher de se nourrir
d’affluents.
Une chose est sûre : j'ai l'impression très nette d'avoir
plus avancé en dix jours de diète en ingérant des plantes,
en particulier l’ajosacha,
qu'en des années de psychanalyse. Je ne renie pas pour
autant avoir avancé avec la thérapie occidentale.
Peut-être sont-elles comme la jambe droite et la jambe
gauche...
Car ici la plante est enseignante et soignante. Francisco
n'a fait "que" recevoir le message de l'ajosacha qui
"souhaitait me parler personnellement" et me mettre dans
les conditions appropriées. J'ai l'impression que si la
psychanalyse ou d’autres thérapies occidentales insistent
sur la recherche et la compréhension des causes des
problèmes - ce qui est une bonne chose -, la plante, elle,
m'a emmené plus directement vers un processus de
rééducation/reconstruction. Bien que je ne sois pas apte à
analyser précisément le comment et le pourquoi de ce qui
s’est passé, je dois dire cependant que j’ai trouvé une
médecine qui me convient maintenant, au point où j'en suis
aujourd'hui. J’ai eu ainsi le sentiment de recevoir des
forces dont j'avais besoin, de comprendre des attitudes à
adopter pour vivre mieux, de l'intérieur. C'est en
cela que je valide cette expérience comme authentiquement
chamanique, pour avoir été placé en situation de
communication avec des plantes, ou plus largement avec le
monde des esprits, considéré comme des réalités et non
comme des exercices de visualisation ou d'autosuggestion.
Dans un certain sens, il s'agit de néochamanisme, car je
ne suis pas un indien comme Francisco et mes problèmes ne
sont pas ceux d'un indien vivant en Amazonie, mais ceux
d'un français du XXIème siècle. Sauf à considérer que nous
appartenons tous à un vaste "village planétaire"...
Australiens, canadiens, européens font alors partie de la
même communauté dont les impératifs de survie passent,
semble-t-il, par l'existence en son sein de chamans...
Quoi de plus normal dans ce cas que certains chamans
autochtones, suite à leurs visions, et donc en droite
ligne de leur tradition, aient décidés de partager leurs
médecines avec les occidentaux !
A l’opposé de cette réflexion, le mot "chaman", récupéré
par l'usage courant, perd de son sens. Que désigne ce mot
dans notre monde d’aujourd'hui ? Un personnage imaginaire,
une résurgence de Merlin l'Enchanteur ou de la Fée
Morgane, voire du druide Panoramix... A ceci près que l'on
ose y croire. Avec ces "chamans", on peut se permettre le
rêve éveillé. Ce mot finira peut-être sa carrière en
synonyme de charlatan : Mr X, chaman, résout tous vos
problèmes, maladie, retour d'affection, argent, justice.
Le fantasme de toute puissance* est une constante qui
s'empare de tout ce qui peut lui être utile.
Le chaman autochtone de nos jours a perdu son rôle social
qu’il avait par le passé. Intégré dans une tradition
ethnique précise et un écosystème particulier, il se
pliait à une discipline rigoureuse, à un apprentissage
long et éprouvant. Mais aujourd’hui, il n’a plus grand
chose à voir avec l’homme décrit par Mircea Eliade,
l'historien des religions, pour désigner un ensemble de
pratiques similaires à travers des cultures dites
primitives du monde entier.
Profitant de cette image symbolique en voie de
disparition, voici que le mot "chaman" devient une sorte
de label pour qui ose se l'attribuer ou rêve de l’obtenir.
C'est une formule publicitaire pour thérapeute alternatif
doué ou non, une couronne de laurier comme une autre, un
clé thérapeutique magique !
Mais d’un autre côté, nous sommes forcé de constater que
le chamanisme traditionnel, s'il est un patrimoine vivant
de l'humanité, ne peut pas être conservé à l'abri de l'air
et du grand public comme les peintures de Lascaux. Le
fleuve de la tradition chamanique, riche de tous les
apports de ses affluents, semble aujourd'hui se jeter dans
un océan... celui des interrogations et des aspirations
d'une humanité arrivée à un moment critique de son
histoire. A l'embouchure des fleuves se trouvent souvent
des deltas, des marécages, des tourbillons, lieux de
mélanges... ce qui n'empêche pas le fleuve de poursuivre
son cours…
Les repères donnés autrefois par les berges du fleuve,
modes de vie communautaire à échelle réduite,
disparaissent. Vu de cette manière, le chamanisme n’est
qu’une forme : forme de médecine, forme de pensée, forme
de structuration sociale. Or, lorsque la vie passe d'une
forme à une autre, la nouvelle forme porte un nouveau nom.
Le papillon n’est pas une néo-chenille. Et ce à quoi le
chamanisme aboutira dans le contexte mondial ne pourra
plus se nommer chamanisme, ni même néo-chamanisme.
La métamorphose, la mort et la renaissance, sont des
thèmes très chamaniques. La tradition est en train de
vivre elle-même ce qu'elle enseigne : c'est à dire
mourir... pour renaître… autrement. Nous qui allons à la
rencontre des chamans sommes acteurs de cette
transformation... Les seuls critères auxquels nous pouvons
encore nous référer sont sans doute pragmatiques - quels
sont les besoins actuels, ceux des indiens, ceux des
chamans, ceux des populations qui les environnent... ainsi
que les nôtres -, tout en suivant ce que nous dicte
notre cœur...
Jean-Marc Pierson
* Le fantasme de toute puissance nous vient de la
psychanalyste freudienne Mélanie Klein, qui a mis en
évidence l'existence de fantasmes infantiles toujours
actifs dans notre inconscient à l’âge adulte
(http://www.megapsy.com/Textes/Klein/biblio004.htm).
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