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LA TRIBUNE ARUTAM SUR LE NEOCHAMANISME

chamane téléphoniste

Le chamanisme téléphonique

Marie-Laure Schick

Ethnologue et auteure du livre
« Le chamane qui téléphonait aux esprits »
Editions Imago (Avril 2008)


 « ALLO ? Vous m’entendez ? Ecoutez, j’ai besoin de votre aide. J’ai un patient près de moi. Il est venu de loin pour se faire soigner…Oui, oui, pas de problème, j’attends… »
Le chaman abaisse sa main qui se trouvait sur son oreille. Son appel téléphonique virtuel est suspendu. En attendant, il se concentre sur le corps douloureux du malade pour faire un premier diagnostic. Il reste immobile, les yeux fermés. Après quelques instants de silence, le chaman rapproche à nouveau la main de son oreille :
« Allo ?... Oui je vous entends bien. Je voudrais entrer en contact avec le docteur en chirurgie du fleuve Ucayali. J’ai besoin de lui pour faire un travail demain… Donnons-nous rendez-vous à 20h30… Je commencerai à soigner mon patient dès 19h et le docteur nous rejoindra à 20h30…Ok, à demain ! »
Le chaman annonce alors à son patient qu’il le soignera demain à l’aide d’un docteur en chirurgie venant de loin pour l’examiner. Il ajoute qu’il a appelé tous ses esprits, 470 au total, pour qu’ils viennent l’examiner eux aussi.
Après que le patient se soit endormi, j’interroge le chaman :
- Pourquoi n’as-tu pas commencé à le soigner aujourd’hui ?
- C’est dimanche et tu sais bien que le dimanche, c’est jour de repos. Comme notre Seigneur catholique me l’a demandé, je ne travaille pas, sauf en cas d’urgence. Par contre j’ai pu contacter mes esprits grâce au « téléphone spirituel ». Le docteur sera là demain. C’est un très bon chirurgien qui vit sous l’eau, dans la rivière où mes esprits ont découvert les médicaments qui m’ont soigné. Il m’a appris à faire des opérations spirituelles. Je fais comme les médecins des hôpitaux, mais de façon spirituelle. Ca fonctionne très bien.
Cette session de guérison me paraît si farfelue que j’ai peine à m’endormir. Le chaman en l’espace de quelques minutes a mêlé thérapie chamanique, médecine occidentale, christianisme et technologie. Et il n’a pas fini de surprendre l’ethnologue que je suis. Quelques jours plus tard, une de mes connaissances de la ville débarque à moto chez le chaman. C’est un colombien assez aisé, aimant les Nike et les chaînettes en or autour du cou. Ce soir-là, le chaman et sa famille se sont regroupés autour de lui et l’ont longuement observé en silence. Il a reçu un appel sur son portable. Tout le monde, le chaman y compris, a été intrigué par cet appareil faisant plein de bruits étranges lorsque l’on tape sur ses touches lumineuses.
Il a fallu peu de temps au chaman pour s’approprier cette nouveauté technologique. Le soir même, il m’explique que certains de ses esprits, ceux qui se trouvent en ville, possèdent de petits téléphones dans leur poche. 
- Comme celui qu’avait mon ami ?
- Exact. C’est pratique ! Grâce à ce téléphone, je peux les appeler à n’importe quel moment et ils me répondent. Pas besoin qu’ils soient à un endroit précis.
Appeler ses esprits se trouvant quelque part dans l’univers qu’il m’a décrit, recevoir des coups de fil de leur part et mieux encore, appeler des esprits en ville avec un téléphone portable, voilà un véritable chamanisme high tech ! C’est un méli-mélo incroyable, un pot-au–feu de traditions chamaniques et de modernité technologique.

La nébuleuse néochamanique

Peut-on encore parler de « chamanisme » dans le cas de l’utilisation d’un « téléphone spirituel » pour communiquer avec les esprits, à la place des icaros, les chants traditionnels d’appel ? Comme beaucoup, je n’ai pu m’empêcher de sourire lorsque j’ai entendu parler pour la première fois d’une pratique à mes yeux si fantaisiste. Quelle idée ! Communiquer avec les esprits par téléphone ! Mais est-ce que cela retire pour autant toute crédibilité aux pratiques de ce chaman yagua ? Doit-on le considérer comme un charlatan ? Se dire qu’il est en train de suivre le « triste » chemin de l’acculturation ? Ou encore qu’il s’agit d’une nouvelle forme de chamanisme, le « néochamanisme » ?
Pour y répondre, attardons-nous sur ce concept. Depuis les années 60-70, l’attrait de l’Occident pour les pratiques chamaniques s’est intensifié. Si le mouvement a pris son essor aux Etats-Unis, l’Europe a suivi rapidement, en y ajoutant des éléments celtiques ou nordiques : l’héritage de la culture de la « défonce » (l’intérêt pour les substances psychédéliques) des années 60 s’est mêlé aux religions chamaniques, aux tendances écologistes ainsi qu’à toutes les techniques de réalisation de Soi1. Le néochamanisme est donc avant tout un mouvement occidental, bien que certaines de ses propriétés puissent se retrouver chez des praticiens non-occidentaux, comme nous le verrons par la suite.
Qu’il se base sur des traditions amérindiennes, celtes ou autres, le néochamanisme se différencie du chamanisme par quelques caractéristiques fondamentales. Robert J. Wallis2, archéologue et historien, souligne trois aspects qui se retrouve dans la plupart des mouvements néochamaniques : l’universalisation du chamanisme et l’extrapolation de son contexte d’origine, l’individualisation et la psychologisation ainsi que la diffusion des idées primitivistes et l’idéalisation du chamanisme.
Pour commencer, les néochamans décontextualisent le chamanisme dans le sens où ils se débarrassent du bagage culturel concernant l’ethnie d’où émanent les pratiques qu’ils étudient. Seul est retenu ce qui est perçu comme formant le cœur du chamanisme, toutes les élaborations propres à chaque culture étant abandonnées, car trop spécifiques.
Alors que dans les sociétés chamaniques, la fonction du chaman est perçue comme contraignante et risquée, elle est, pour beaucoup de néochamans, accessible à tous et sans danger. Les esprits des néochamans sont pour la plupart présentés comme cléments et les aspects plus sombres du chamanisme sont évités.
Un autre aspect fondamental du néochamanisme concerne ses ressemblances avec les techniques psychothérapeutiques. Les néochamans ont en effet tendance à mettre de côté les pratiques à l’intention de la communauté pour se tourner vers l’individu. Certains cherchent moins à voyager à l’extérieur (dans le monde invisible) qu’à l’intérieur d’eux-mêmes. Un de leurs objectifs primordiaux est d’effectuer un travail sur eux-mêmes.
De même, la guérison s’apparente plus à un processus psychologique puisqu’il peut être difficile, pour un Occidental, d’accepter une cause « spirituelle » à sa maladie, qu’elle soit liée à l’action d’un sorcier ou d’esprits malveillants. Par ailleurs, le chamanisme est bien souvent perçu par les néochamans comme étant la plus vieille et la plus authentique religion du monde. Il devient ainsi une forme spirituelle figée dans un âge « primitif ». En réalité, il n’est absolument pas fixe ni immuable et s’adapte très facilement  à de nouvelles situations socioculturelles.
Enfin, le néochamanisme tend à idéaliser les chamans en les enfermant dans les stéréotypes du « bon sauvage ». Ils sont souvent présentés comme plus proches de la nature et plus écologiques que l’homme moderne, alors qu’il arrive que les sociétés chamaniques ne soient pas forcément plus respectueuses de l’environnement qu’une société moderne. Ils sont perçus comme créateurs d’harmonie alors que bien souvent, ils sont aussi créateurs de désordre. Le monde dans lequel le chaman évolue est, en réalité, fait de forces bienfaisantes et malfaisantes, pouvant être utilisées à bon ou à mauvais escient.

L’ « ethnologie WWF »

Il n’y a pas que les néochamans qui portent un regard biaisé sur le chamanisme en l’enfermant dans un certain nombre de stéréotypes. Les anthropologues ont eux aussi leur idée au sujet de ce qui doit être considéré comme un « vrai » ou un « faux » chaman. Une bonne partie d’entre eux s’interroge en effet sur la question de l’authenticité du néochamanisme face à un chamanisme dit « traditionnel ». Ce dernier serait à préserver, comme on le ferait avec une espèce en voie de disparition, et l’autre à éradiquer. D’où découle l’idée d’une « ethnologie WWF » : une ethnologie qui ne prend au sérieux que les traditions qu’elle considère authentiques et méprise celles qui s’en éloignent.
Or pourquoi ne pas prendre au sérieux un chaman qui téléphone à ses esprits ? Est-ce parce qu’il est trop inventif ? Parce qu’il mêle toute sorte de savoirs trop différents les uns des autres ?
Le « téléphone spirituel » n’est en fait rien d’autre, dans la perspective du chaman yagua, qu’un nouveau pouvoir qui le rend plus puissant encore. Il serait faux de penser que l’adoption du téléphone, ou l’idée d’un Dieu catholique, témoigne d’une perte identitaire. Les indiens d’Amazonie en général, et les chamans en particulier, ont toujours été animés par le désir d’enrichir leur culture. C’est pour cette raison qu’ils adoptent des connaissances, des outils et des techniques appartenant à d’autres peuples, autochtones ou non. Ce chaman yagua est donc un maître, conscient ou inconscient, des transformations que subit sa culture. Pour lui, cette transformation n’est pas synonyme d’acculturation, mais d’enrichissement. 
Le chamanisme téléphonique est un phénomène qui reflète la capacité des chamans à adapter leur savoir à de nouvelles circonstances sociales. Et c’est cette capacité qui est la clef de la survie du chamanisme en Amazonie aujourd’hui, alors même que le contact des chamans avec la société moderne s’intensifie toujours plus. Sans adaptation, pas de survie possible. Et l’adaptation entraîne des modifications. Il me semble donc beaucoup plus intéressant pour les anthropologues d’aller au-delà de leurs préjugés afin d’observer comment le chamanisme évolue aujourd’hui et quelles sont les explications qui peuvent être données au sujet de ces évolutions3.

Le « téléphone spirituel » : une forme de néochamanisme ?

Reste à savoir si la pratique du « téléphone spirituel » doit être considérée comme une forme de néochamanisme. Si l’on s’en tient aux caractéristiques du néochamanisme telles que précédemment évoquées – la décontextualisation, la psychologisation et l’idéalisation du chamanisme – il n’en est rien. En effet, les pratiques du « chaman téléphoniste » se rattachent à une cosmologie particulière, celle des Yagua, même s’il innove dans certaines de ses techniques ou qu’il s’adresse à des esprits en provenance d’une autre culture que la sienne, comme le « docteur en chirurgie » ou le « Dieu catholique ». D’autre part, la dimension psychothérapeutique est absente : ni lui, ni ses patients ne cherchent à faire un travail sur eux-mêmes. Ce chaman ne possède pas non plus les mêmes idéaux que ceux qui circulent dans le milieu néochamanique : à l’instar de la plupart des indiens, il s’éloignerait par exemple très volontiers de la nature s’il en avait les moyens, pour aller vivre dans une maison de ciment en ville, avec tous les biens matériels qu’il pourrait posséder. De même, sur le plan spirituel, ce chaman doit toujours être sur ses gardes, puisqu’il peut être attaqué à tout moment par un esprit malfaisant ou par un autre chaman. Ainsi, il me racontait les nombreuses fois où il avait dû prendre part à un combat dans ses rêves ou encore quand il avait reçu ou envoyé des fléchettes invisibles empoisonnées à d’autres chamans. Il est donc autant admiré que craint. Ainsi, il arrive souvent qu’un chaman ait des conflits pouvant mener jusqu’à la mort.
Je suggère l’idée selon laquelle les caractéristiques essentielles du néochamanisme ne peuvent surgir que lorsque les chamans amazoniens ont un contact fréquent et/ou prolongé avec des Occidentaux, comme c’est le cas pour certains chamans installés en ville ou soignant principalement des touristes européens ou nord-américains.
Un jour, un chaman de l’ethnie Shipibo, vivant près de Pucallpa, en Amazonie péruvienne, m’a confié que pour être un bon chaman aujourd’hui, il fallait être à la fois un médecin, un sage et un chef d’entreprise. En tant que bon businessman, il ne travaille plus qu’avec des touristes à la recherche de fun ou de spiritualité. Pour lui, le chamanisme est devenu une « affaire qui roule ».
Les cérémonies que ce chaman organise prennent un tout autre sens que celles qui s’adressent à des apprentis chamans locaux. En général, en Amazonie, l’initiation chamanique se passe entre un maître et son élève, dans un lieu retiré. Régulièrement, le maître invite l’apprenti à boire des décoctions de plantes hallucinogènes pour entrer en communication avec le monde invisible. Les esprits rencontrés lui permettent d’acquérir un certain savoir, puis un pouvoir pour agir sur le monde des êtres humains. Ainsi, le chaman peut créer ou maintenir un certain équilibre (ou un déséquilibre) tant au niveau écologique, biologique que social.
Ce que l’on pourrait appeler le « chamanisme pour touristes » est bien différent. Très souvent, les cérémonies se déroulent avec un grand nombre de néophytes qui cherchent à vivre une expérience intense avec une plante aux effets visionnaires puissants. Dans ce cas, son séjour est de courte durée. Parfois, il désire retrouver une spiritualité perdue, une harmonie avec la nature et effectuer un travail sur soi qui s’apparente à du « développement personnel ». Il séjourne alors quelques semaines, voire plusieurs mois dans un centre chamanique pour Occidentaux. Le nouveau savoir et les pratiques chamaniques transmises dans ce cas s’apparentent souvent au néochamanisme, si l’on s’en tient aux quelques caractéristiques que j’ai mentionnées. Comme pour le « chamanisme téléphonique », le « chamanisme touristique » nous montre que les chamans sont d’excellents jongleurs, en ce sens qu’ils peuvent manier des savoirs et des pratiques de provenances multiples. Leur grande force est de s’adapter à toutes les situations socioculturelles se présentant à eux.
Le « chamanisme pour touristes » pourrait lentement glisser vers une forme nouvelle de néochamanisme, nouvelle en ce sens que ce ne sont pas des Occidentaux qui se réapproprient des traditions chamaniques, mais des chamans amazoniens qui modifient certains concepts, certaines pratiques pour s’adapter à la demande occidentale. Ni bien, ni mal, ce glissement est une conséquence à la fois de la capacité d’adaptabilité des chamans, mais aussi de la mondialisation qui, à sa manière, touche l’Amazonie et ses habitants.

Marie-Laure Schick

1 Pour en savoir plus au sujet des différentes tendances se retrouvant au sein des mouvements néochamaniques, voir Vitebsky P., Les chamanes, Ed. Albin Michel, 1995 et Kehoe A., Shamans and Religion, Ed. Long Grove, 2000
2 Wallis Robert J., Shamans/Neo-Shamans, Ed. Routledge, 2003
3 L’article « The Selling of the Shaman and the Problem of Informant Legitimacy » de D. Joralemon illustre parfaitement bien le recul qu’un anthropologue cherche à prendre – et les difficultés qu’il a à le faire – face à certaines modifications du chamanisme en Amazonie péruvienne, en l’occurrence sa commercialisation et la modification de certaines pratiques chamaniques (Journal of Anthropological Research, vol. 46, 2, 1990)


Francisco Montes

Le long fleuve du chamanisme traditionnel

Jean-Marc Pierson

Chamanisme, chaman...
le problème avec ces mots est que leur sens est en pleine évolution,
et qu'il est bien difficile de savoir aujourd'hui ce qu'ils désignent…

Lors de mon récent séjour chez Francisco Montes, un chaman capanahua ayant un centre de soins en Amazonie péruvienne, l’ensemble du monde blanc était représenté, depuis l'Australie jusqu'à l'Amérique du Nord (Canada, Etats-Unis) en passant par l'Europe (Suède, Irlande, France), par la petite dizaine de personnes en séjour dans son centre. S'agit-il de néochamanisme, sous prétexte que des Occidentaux sont là pour découvrir ses enseignements et expérimenter ses plantes médicinales ?
Pourtant, Francisco est bien un chaman autochtone, élevé dès son plus jeune âge par sa grand-mère suite à une vision qu'elle a eu, puis à sa mort par son oncle, lui aussi capanahua. Chose étrange cependant, les cérémonies ont lieu deux fois par semaine, les mardi et vendredi, car selon lui ces jours sont particulièrement propices, le mardi étant le jour de Mars et le vendredi, le  jour de Vénus… Je lui ai demandé s'il s'agissait bien d'une tradition indienne, et il m'a répondu par l’affirmative sans même hésiter un instant. Sa notion de la tradition ne semble pas interdire le mélange des cultures ! Pourquoi le devrait-elle d’ailleurs ? Car pour lui, tradition veut dire transmettre : elle est comme un fleuve qui s'écoule avec le temps et que rien ne peut empêcher de se nourrir d’affluents.
 
Une chose est sûre : j'ai l'impression très nette d'avoir plus avancé en dix jours de diète en ingérant des plantes, en particulier l’ajosacha, qu'en des années de psychanalyse. Je ne renie pas pour autant avoir avancé avec la thérapie occidentale. Peut-être sont-elles comme la jambe droite et la jambe gauche...
Car ici la plante est enseignante et soignante. Francisco n'a fait "que" recevoir le message de l'ajosacha qui "souhaitait me parler personnellement" et me mettre dans les conditions appropriées. J'ai l'impression que si la psychanalyse ou d’autres thérapies occidentales insistent sur la recherche et la compréhension des causes des problèmes - ce qui est une bonne chose -, la plante, elle, m'a emmené plus directement vers un processus de rééducation/reconstruction. Bien que je ne sois pas apte à analyser précisément le comment et le pourquoi de ce qui s’est passé, je dois dire cependant que j’ai trouvé une médecine qui me convient maintenant, au point où j'en suis aujourd'hui. J’ai eu ainsi le sentiment de recevoir des forces dont j'avais besoin, de comprendre des attitudes à adopter pour vivre mieux, de l'intérieur.  C'est en cela que je valide cette expérience comme authentiquement chamanique, pour avoir été placé en situation de communication avec des plantes, ou plus largement avec le monde des esprits, considéré comme des réalités et non comme des exercices de visualisation ou d'autosuggestion.
 
Dans un certain sens, il s'agit de néochamanisme, car je ne suis pas un indien comme Francisco et mes problèmes ne sont pas ceux d'un indien vivant en Amazonie, mais ceux d'un français du XXIème siècle. Sauf à considérer que nous appartenons tous à un vaste "village planétaire"... Australiens, canadiens, européens font alors partie de la même communauté dont les impératifs de survie passent, semble-t-il, par l'existence en son sein de chamans... Quoi de plus normal dans ce cas que certains chamans autochtones, suite à leurs visions, et donc en droite ligne de leur tradition, aient décidés de partager leurs médecines avec les occidentaux !
A l’opposé de cette réflexion, le mot "chaman", récupéré par l'usage courant, perd de son sens. Que désigne ce mot dans notre monde d’aujourd'hui ? Un personnage imaginaire, une résurgence de Merlin l'Enchanteur ou de la Fée Morgane, voire du druide Panoramix... A ceci près que l'on ose y croire. Avec ces "chamans", on peut se permettre le rêve éveillé. Ce mot finira peut-être sa carrière en synonyme de charlatan : Mr X, chaman, résout tous vos problèmes, maladie, retour d'affection, argent, justice. Le fantasme de toute puissance* est une constante qui s'empare de tout ce qui peut lui être utile.
 
Le chaman autochtone de nos jours a perdu son rôle social qu’il avait par le passé. Intégré dans une tradition ethnique précise et un écosystème particulier, il se pliait à une discipline rigoureuse, à un apprentissage long et éprouvant. Mais aujourd’hui, il n’a plus grand chose à voir avec l’homme décrit par Mircea Eliade, l'historien des religions, pour désigner un ensemble de pratiques similaires à travers des cultures dites primitives du monde entier.
Profitant de cette image symbolique en voie de disparition, voici que le mot "chaman" devient une sorte de label pour qui ose se l'attribuer ou rêve de l’obtenir. C'est une formule publicitaire pour thérapeute alternatif doué ou non, une couronne de laurier comme une autre, un clé thérapeutique magique !
Mais d’un autre côté, nous sommes forcé de constater que le chamanisme traditionnel, s'il est un patrimoine vivant de l'humanité, ne peut pas être conservé à l'abri de l'air et du grand public comme les peintures de Lascaux. Le fleuve de la tradition chamanique, riche de tous les apports de ses affluents, semble aujourd'hui se jeter dans un océan... celui des interrogations et des aspirations d'une humanité arrivée à un moment critique de son histoire. A l'embouchure des fleuves se trouvent souvent des deltas, des marécages, des tourbillons, lieux de mélanges... ce qui n'empêche pas le fleuve de poursuivre son cours…
Les repères donnés autrefois par les berges du fleuve, modes de vie communautaire à échelle réduite, disparaissent. Vu de cette manière, le chamanisme n’est qu’une forme : forme de médecine, forme de pensée, forme de structuration sociale. Or, lorsque la vie passe d'une forme à une autre, la nouvelle forme porte un nouveau nom. Le papillon n’est pas une néo-chenille. Et ce à quoi le chamanisme aboutira dans le contexte mondial ne pourra plus se nommer chamanisme, ni même néo-chamanisme.
La métamorphose, la mort et la renaissance, sont des thèmes très chamaniques. La tradition est en train de vivre elle-même ce qu'elle enseigne : c'est à dire mourir... pour renaître… autrement. Nous qui allons à la rencontre des chamans  sommes acteurs de cette transformation... Les seuls critères auxquels nous pouvons encore nous référer sont sans doute pragmatiques - quels sont les besoins actuels, ceux des indiens, ceux des chamans, ceux des populations qui les environnent... ainsi que  les nôtres -, tout en suivant ce que nous dicte notre cœur...
 
Jean-Marc Pierson

* Le fantasme de toute puissance nous vient de la psychanalyste freudienne Mélanie Klein, qui a mis en évidence l'existence de fantasmes infantiles toujours actifs dans notre inconscient à l’âge adulte (http://www.megapsy.com/Textes/Klein/biblio004.htm).


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